Une féministe, l’été

No 56 - oct. / nov. 2014

Féminisme

Une féministe, l’été

Martine Delvaux

Pendant 15 jours, j’ai été une féministe en vacances. J’ai troqué l’ordinateur, les réseaux sociaux, les livres pour les monuments, les musées, les terrasses de café, le bonheur de flâner dans des rues inconnues. Mais est-ce que j’ai vraiment été en vacances ? Une féministe ne prend-elle jamais de vraies vacances ?

Est-ce que, pendant 15 jours, j’ai cessé d’être vraiment féministe, plongée dans l’ordinaire d’une vie qui ne ressemblait pas à un champ de bataille, ne réagissant pas au harcèlement de rue, acceptant en souriant le geste galant d’un Italien venu protéger ma tête d’un parapluie alors que je n’en avais pas pris un avec moi avant de partir le matin, devenant alors une féministe-joyeuse comme celle que décrit Chimamanda Ngozi Adichie dans We Should All Be Feminists  ?

Adichie raconte comment, quand elle avait 14 ans, son meilleur ami lui a dit, un jour, qu’elle était une féministe. Il l’a dit en employant le ton qu’il aurait pris s’il lui avait dit quelque chose comme : « Tu appuies le terrorisme. » Adichie y a entendu une accusation ; on lui accolait une identité dont elle était en demeure d’avoir honte plutôt que d’en être fière, quelque chose comme une tare, une maladie à cacher. Même si elle ne croyait pas aux caractéristiques négatives accrochées à « la féministe », Adichie raconte comment elle en est venue à adjoindre au nom féministe des attributs pour le rendre inoffensif, jusqu’à devenir, au terme de sa transformation parataxique, une «  happy African feminist who does not hate men and who likes to wear lip gloss and high heels for herself and not for men [1] ». Adichie raconte cette anecdote dans We Should All Be Feminists (publication sous forme d’un livre électronique à partir d’une conférence TED donnée en 2013). Elle raconte cela avec humour, comme s’il s’agissait d’une boutade, pour pointer le poids de l’appellation « féministe » et tous les clichés qui, on le sait trop bien, continuent à lui être accolés. Tant de stéréotypes, de lieux communs et de préjugés qui permettent aux détracteurs du féminisme (les pratiquants du Tumblr [2] why-we-don’t-need-feminism, par exemple) de représenter les représentantes (!) comme de folles hystériques colériques à la fois menaçantes et ridicules, pseudo-hommes inélégants avides de contrôle et qui n’entendent jamais à rire. Tout le contraire, en somme, de ce qu’on attend des femmes dans une économie hétérosexuelle et sexiste.

La féministe n’est pas une femme

Ainsi, j’ai envie de proposer, un peu par boutade moi aussi, que la féministe n’est pas une femme. La féministe est une-femme-qui-n’est-pas-une-femme, comme Monique Wittig écrivait que la lesbienne, puisqu’elle réside à l’extérieur de l’économie hétérosexuelle fondée de façon totalitaire par la catégorie de sexe, n’était pas une femme. Ou comme Luce Irigaray écrivait que la femme est « ce sexe qui n’en est pas un » non seulement parce qu’elle n’est pas « le » sexe (c’est-à-dire celui de l’homme), mais parce qu’elle ne devait pas être réduite à son sexe à elle, identifiée de façon essentielle par le biais de ce sexe-là.

J’ai envie de dire, pour le plaisir de discuter, que la féministe n’est pas une femme parce qu’elle est en porte-à-faux par rapport à « la » femme. Elle n’est pas une femme parce qu’elle est « des » femmes ; parce qu’elle fait partie intégrante d’un groupe, d’une classe sociale et politique capable de s’opposer à la manière dont les humains considérés femmes sont traités comme non seulement différents des autres (considérés hommes), mais inférieurs à eux. La féministe n’est pas une femme parce qu’elle refuse le statu quo de ce qu’Adichie décrit comme la normalité : des gestes répétés suffisamment de fois pour qu’ils semblent normaux, non pas parce qu’ils sont « vrais », mais parce qu’ils sont répétés. La féministe n’est pas une femme parce qu’elle ne veut plus avoir honte, vivre la honte, qui est cette expérience d’être rivée à soi comme à une chose gênante, dégoûtante, détestable, une chose à cacher, une chose dont on voudrait à tout prix se libérer alors qu’on ne le peut pas. La féministe n’est pas une femme parce qu’elle insiste pour que la discussion ait lieu, cette discussion qui a à voir avec la place des femmes dans le monde, la violence qui leur est faite, de toutes les façons et sans arrêt. Une discussion qui prend la forme d’un #YesAllWomen (du nom du mot-clic apparu sur la Toile après la tuerie d’Isla Vista en mai dernier), énonciation et dénonciation collective du sexisme et de la misogynie partout dans le monde, qui s’élève devant (et contre) un «  not all men  » qui veut défendre ces hommes-qui-n’ont-rien-fait, des hommes qui n’auraient rien à voir avec le geste violent d’un tueur considéré fou, un fou qui n’a rien à voir avec le monde sexiste et misogyne dans lequel on vit. Un «  not all men  » qui a pour effet, et comme intention, de faire dévier la discussion, l’empêcher d’avoir lieu, de la même façon que font dévier la discussion les énoncés qui insistent sur le fait que les hommes eux aussi souffrent d’injustice, ou qui proposent de remplacer le mot « féminisme » par celui d’« humanisme ». «  But that is not what this conversation is about », rappelle Adichie. Les femmes, de toute évidence, ne sont pas des êtres humains comme les autres («  Are women human ? » demande Catharine McKinnon).

La féministe est une femme-qui-n’est-pas-une-femme justement parce qu’elle insiste à faire entendre cette voix-là, parce qu’elle ne lâche pas le morceau, qu’elle s’indigne, hausse le ton, crie, crée, écrit – tout pour ne pas perdre le fil de la discussion. Elle n’est pas une femme parce qu’à travers elle, les voix s’élèvent, sa voix à elle qui n’est jamais seulement la sienne puisqu’elle fait résonner les voix d’autres femmes, et surtout, parce qu’elle n’est pas non plus la voix de la femme, cette femme imaginée, fantasmée, inventée pour qu’on puisse la réduire, la diminuer, la posséder, la prendre. Peu importe où elle est et ce qu’elle fait, la fémi­niste n’accepte pas de correspondre ni à cet épouvantail de la féministe qu’on brandit devant elle pour lui faire peur (et honte) ni à cet idéal fémi­nin qui ne laisse aux femmes aucune chance. La féministe est une femme-qui-n’est-pas-une-femme parce qu’elle ne donne et ne prend pas de vacances. Jamais. Elle ne prend et ne donne pas de repos.


[1Ce qui se traduirait par : « une joyeuse féministe africaine qui ne déteste pas les hommes et qui aime se mettre du brillant à lèvres et chausser des talons hauts pour son propre plaisir et non celui des hommes ».

[2Tumblr est un site de microblogage où une personne peut publier sur sa page personnelle des textes (généralement courts), des images, des vidéos, etc. ; l’objectif étant de diffuser des contenus demandant peu d’investissement en temps et appelés à être relayés par d’autres utilisateurs·trices. NDLR.

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