Féminicide, version canadienne

No 56 - oct. / nov. 2014

Éditorial du no 56

Féminicide, version canadienne

Le Collectif de la revue À bâbord !

La découverte du corps de la jeune Tina Fontaine, à la mi-août, a relancé le débat sur les femmes autochtones portées disparues ou assassinées. Il y a longtemps que les associations de femmes autochtones et l’Assemblée des Premières Nations, le Rapporteur de l’ONU sur les droits autochtones, Amnistie internationale nous alertent sur le caractère inacceptable de cette situation. Cette fois-ci, leur appel doit être entendu.

La seule réponse que nous propose le gouvernement Harper est une solution policière. Certes, si la police enregistrait les plaintes des proches, les prenait au sérieux et effectuait les enquêtes qui s’imposent, cela représenterait déjà un énorme progrès par rapport à la situation actuelle de refus d’agir qui s’apparente à de la négligence et confère une impunité de fait aux assassins. Mais cela ne suffit pas ! Malgré les dénis du premier ministre, ce n’est pas simplement un enjeu policier, mais bel et bien une question sociale majeure et les femmes autochtones ont tout à fait raison d’insister sur la mise en place d’une commission d’enquête, qui devrait toutefois être suivie d’effets et de politiques publiques.

Trois grands enjeux se conjuguent dans ce dossier. D’abord, le rapport colonial que nous continuons à entretenir avec les populations autochtones. Ensuite, le peu d’intérêt que l’on prend aux questions de violence sexuelle et sexuée. Enfin, l’impunité de facto dont jouissent les personnes qui s’en prennent aux groupes marginalisés.

Si l’on traite de façon aussi cavalière un problème social majeur (plus de 1 200 femmes disparues ou assassinées), c’est d’abord et avant tout parce que notre rapport aux Autochtones est encore un rapport colonial. Non seulement les politiques publiques canadiennes et provinciales ont tenté de les exterminer, de les acculturer ou de les subordonner, mais leur situation actuelle s’apparente encore à celle de citoyennes et de citoyens de seconde classe, sous la tutelle d’un protecteur fédéral peu compatissant.

On s’émeut à juste titre devant les catastrophes humanitaires spectaculaires à l’étranger, mais qui réagit aux mises en garde contre cette catastrophe humanitaire quotidienne que représente la situation sociale d’une grande partie des Autochtones partageant avec nous le territoire canadien ? Pourtant, il y aurait de quoi : logements insalubres, accès aléatoire à l’eau potable, soins de santé inadaptés et déficients, piètre scolarisation, abus sexuels, utilisation de leurs territoires aux fins de développement économique pour les populations allochtones, brutalités policières, etc. Nos institutions politiques refusent encore aux Autochtones une reconnaissance politique et ne leur confèrent ni le droit à l’autodétermination ni celui à l’autonomie. Il s’agit là d’une situation typiquement coloniale. Dans ce contexte, il est d’autant plus remarquable de voir des Autochtones tout mettre en œuvre pour se défaire des blocages qui leur sont imposés et d’entendre des femmes autochtones réclamer sans relâche cette commission malgré le silence auquel se heurtent leurs paroles.

Cela nous renseigne également sur le peu de sérieux avec lequel nous considérons les violences sexuelles et sexuées. Certes, la violence conjugale, le viol (conjugal ou non) et les actes homophobes peuvent formellement faire l’objet de poursuites criminelles, mais on a encore trop tendance à en minimiser l’importance et l’impact sur les victimes. Les femmes, principalement celles qui appartiennent à des groupes autrement discriminés, sont encore trop souvent blâmées pour la violence qu’elles subissent : trop provocantes, pas à la bonne place ou au bon moment, imprudentes, etc. Quand il s’agit de femmes autochtones, sexisme, racisme et classisme se conjuguent pour banaliser cette violence et la rendre acceptable. Encore un cas où c’est la victime qui est blâmée, pas l’agresseur. Mais aussi une illustration de ces vies précaires, de ces mortes sans visage et sans nom qui périssent d’une violence systémique.

Enfin, on ne saurait passer sous silence l’impunité de facto dont jouissent les assassins et les prédateurs sexuels qui ciblent ces femmes. Combien d’années a-t-il fallu attendre pour que la police enquête sur Robert Pickton, qui prenait soin de s’en prendre à des femmes prostituées ou itinérantes, souvent d’origine autochtone, du Downtown Eastside de Vancouver ? Combien de ses émules circulent sur l’« autoroute des larmes » dans le nord de la Colombie-Britannique ? Dans son rapport de 2012, la Commission Oppal a proposé certaines solutions, mais le gouvernement fédéral fait encore la sourde oreille. Cette impunité de fait ressemble à celle dont jouissent les responsables des féminicides à Ciudad Juárez au Mexique.

Voulons-nous vraiment vivre dans une société où l’on tolère de telles violences à l’encontre des femmes autochtones ? Si ce n’est pas le cas, il importe de se mobiliser avec les membres des Premières Nations qui le font déjà et d’exprimer notre volonté de vivre dans une société exempte de sexisme et de racisme. Alors que l’on s’apprête à se remémorer les 25 ans du massacre de 14 femmes à Polytechnique, il nous faut refuser une telle violence.

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