Un référendum historique

No 56 - oct. / nov. 2014

Catalogne

Un référendum historique

International

Pierre-Mathieu Le Bel

Le 9 novembre prochain, la Catalogne organisera un référendum sur son indépendance. Vues de l’extérieur et a fortiori pour ceux et celles qui ne se frottent pas à la culture catalane, les marques distinctives de celle-ci paraissent biffées au profit d’une prétendue homogénéité hispanique que Madrid a beau jeu de diffuser. Dans le reste de l’Europe, grands financiers et politiques, toujours friands de statu quo, font circuler un discours de catastrophe imminente et de rejet de l’Union européenne. Au Québec, on connaît ce refrain [1].

Culturellement, la distinction catalane repose de façon évidente sur sa langue. Celle-ci n’est pas, comme plusieurs ont tendance à le croire, un mélange d’espagnol et de français ou d’italien. C’est une langue dont les premières références écrites datent du début du 12e siècle et qui était déjà une langue nationale au 14e siècle, celle du royaume d’Aragon, puissance majeure de l’époque alors que ni l’Espagne ni l’Italie n’existaient, et que la langue d’oïl affirmait à peine sa dominance politique sur la langue d’oc dans la France d’aujourd’hui.

Quelques éléments d’une identité historique

C’est en 1319 que le roi Jaume el Just rassemble Aragon, Valence et la Catalogne sous la couronne d’Aragon, mais déjà au 13e siècle le roi Pere avait accepté une forme de constitution alors inexistante en Occident. Il s’agit du pactisme, une forme de constitution reconnaissant entre autres les droits de l’Église, de la noblesse et de la bourgeoisie urbaine, le devoir de consultation une fois l’an et le respect des usages locaux de même que la supervision par les bourgeois des fonctionnaires royaux chargés de la collecte des impôts.

On trouve en Catalogne une riche tradition agricole mais aussi commerciale, car si les enfants aînés recevaient traditionnellement l’ensemble du patrimoine accumulé par leurs parents, leurs cadets étaient souvent promis, à partir du 18e siècle, à une carrière commerciale. Cela eut deux conséquences : la préservation des patrimoines ruraux et le développement commercial barcelonais qui devint et demeure un pôle économique régional majeur.

La Catalogne bénéficie aujourd’hui d’une santé économique relative si on la compare au reste de l’Espagne. C’est le plus grand exportateur (28 % des exportations espagnoles en 2011) et la plus importante destination touristique d’Espagne. On y trouve qui plus est davantage de caisses d’épargne que de banques, un autre héritage du droit de regard des citoyen·ne·s sur la gouverne économique. Cette tradition de démocratie participative locale, loin de la centralisation madrilène, est directement en lien avec le développement, durant le premier tiers du 20e siècle, d’un mouvement anarchiste unique dans l’histoire.

Cette expérience anarchiste, qui s’inscrivit jusque dans le monde municipal et syndical et autant contre la droite que la gauche alors stalinienne, fut stoppée net par la dictature de Franco (1936/39 –1977). Comme le régime franquiste interdisait jusqu’à l’usage du catalan, celui-ci disparut de l’espace public. La fin du régime a pourtant montré qu’il n’était pas mort, tant s’en faut. En s’inspirant de la loi 101 québécoise, tout résident de la Catalogne doit de nos jours étudier en catalan. À l’université, il revient à chaque professeur·e de décider la langue d’usage de son enseignement. De fait, la majorité choisit le catalan [2].

Consommer de la culture en catalan est non seulement facile, mais évident. Dix chaînes de télé, la moitié privées (on ne pourra pas dire que seuls les fonds publics permettent la transmission en catalan puisque le marché semble y trouver son compte) et 10 000 livres publiés chaque année ainsi que deux quotidiens majeurs permettent un accès diversifié à la culture, pour tous les goûts et toutes les positions idéologiques. Le web n’est pas en reste, le catalan y est la 10e langue la plus présente.

Aujourd’hui, on compte environ 10 millions de personnes parlant catalan qui se répartissent en Catalogne, dans la Communauté valencienne, aux îles Baléares. C’est également la langue officielle de la république d’Andorre et de la ville d’Alguer en Sardaigne. En somme, c’est plus de locuteurs qu’en comptent le danois, le norvégien ou le finnois (environ 5 millions chacun) et autant que le suédois ou le tchèque. Comme pour toutes les langues, on trouve des variations au sein de son espace linguistique. On ne parle pas tout à fait de la même façon à Barcelone ou à Valence. Il y a sans doute des désaccords sur les normes à suivre, mais personne là-bas ne vous dira que le catalan, c’est comme de l’espagnol avec du français.

La bougie d’allumage : une gifle juridique

Franco meurt en 1975. La transition démocratique, malgré une tentative de coup d’État en 1981, fut relativement paisible. La fin du régime franquiste a rendu possible l’épanouissement d’une culture violemment réprimée, tout comme il a rendu visibles les distinctions idéologiques et culturelles que la dictature permettait de voiler. Il s’agit d’abord d’une mosaïque gauche/droite où la Catalogne ne fait pas exception (bien qu’historiquement plus progressiste que la Castille) : comme chez d’autres nations, la région métropolitaine vote plus à gauche que les zones rurales.

Il s’agit ensuite de l’expression politique de l’option indépendantiste (catalane et basque) qui n’est pas le monopole d’un seul parti. Les partis politiques catalans sont nombreux, et à droite comme à gauche, on trouve des défenseurs de l’indépendance qui semblent arriver à mettre de côté leurs différends, particulièrement depuis le rejet de l’Estatut d’Autonomia.

En effet, si la constitution espagnole de 1978 attribue une valeur historique à la nationalité catalane, la reléguant de la sorte au passé, l’Estatut d’Autonomia de Catalunya stipulait au contraire que « le Parlement de Catalogne, dépositaire du sentiment et de la volonté de la citoyenneté catalane, définit la Catalogne comme une nation ». Ce statut fut approuvé par référendum en juin 2006 et reconnaissait également la prédominance du catalan, éléments rejetés par le tribunal constitutionnel espagnol en juin 2010. Cela a constitué un camouflet sans précédent pour une population chez qui l’Estatut faisait largement consensus. Comme l’ont confirmé un million et demi de Catalans marchant dans les rues pour réclamer l’indépendance en septembre 2012, puis l’élection régionale du 25 novembre 2012 donnant le pouvoir à une majorité de député·e·s indé­pendantistes.

Par la suite, le 23 janvier 2013, le parlement catalan adoptait à 85 voix contre 41 la déclaration de souveraineté et du droit à l’autodétermination du peuple catalan. Fort de cette légitimité, Arthur Mas, le président de la Generalitat de Catalunya et de la Convergence démocratique de Catalogne (centriste) a posé petit à petit les éléments censés mener, le 9 novembre prochain, au référendum. Les deux questions auxquelles la population catalane devra répondre ont le mérite de la clarté : « La Catalogne devrait-elle devenir un État ? » et « Est-ce que cet État devrait être indé­pendant ? »

À Madrid, le Parti populaire (conservateur) au pouvoir refuse une décentralisation significative et nie le droit de la Catalogne de tenir ce référendum. Initiative immédiatement rejetée par le premier ministre espagnol Mariano Rajoy, rejet à moitié confirmé par les tribunaux le 25 mars dernier. Le 8 avril, le congrès espagnol rejetait à nouveau la demande de la Catalogne.

Campagne de peur misant sur l’insécurité

Les Québécois·es connaissent bien l’argumentaire contre l’indépendance de la Catalogne puisqu’il ressemble à celui que servait le camp fédéraliste canadien. Notons que le discours sur les éventuels problèmes économiques engendrés par l’ accession à l’indépendance trouve cependant moins d’écho dans une région qui est manifestement plus solide économiquement que le reste de l’Espagne. Bien humblement, il me semble que les Catalan·e·s qui sont opposés à l’indépendance sont confiants de leur potentiel économique, mais incertains de leur spécificité culturelle. Le contraire des Québécois·es qui partagent leurs réticences, en somme.

Notons, et c’est un élément qui est instrumentalisé également par les Britanniques contre l’indépendantisme écossais, la menace d’une expulsion de l’Union européenne. Aucun pays n’a quitté l’Union européenne avant. Il serait vraisemblablement difficile de faire avaler un éventuel rejet à des gens qui en ont fait partie depuis 1986. Surtout, on peut douter que l’Europe, en plein déficit de confiance, mette ces menaces à exécution en rejetant le territoire économiquement le plus solide de la péninsule ibérique. Les indépendantistes misent entre autres sur un potentiel attractif plus important auprès des investisseurs étrangers lorsqu’ils auront mis l’Espagne derrière eux.

Rappelons, en terminant, qu’il s’agit bien de l’indépendance potentielle de la Catalogne et non pas de toutes les régions catalanes. Un territoire de 31 000 km2. Petit ? C’est un peu plus grand que la Belgique. Le 10 novembre 2014, c’est peut-être un petit pays qu’auront les Catalans, mais ce pays a une histoire qui déjà lui donne une assise identitaire propre.


[1Le présent texte est le premier de deux sur le sujet. Le suivant paraîtra dans le numéro de décembre et analysera le résultat du référendum catalan.

[2Une autre inspiration québécoise : la Catalogne dispose également de sa propre force de police, les Mosos d’Esquadra, pour laquelle la Sureté du Québec a servi de modèle.

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