Mobiliser le précariat

No 56 - oct. / nov. 2014

Société

Mobiliser le précariat

Mostafa Henaway

Il n’est plus exceptionnel aujourd’hui d’avoir un emploi au salaire minimum, très précaire et sans avantages sociaux ni régime de retraite. C’est au contraire devenu la norme, et les travailleurs et travailleuses migrant·e·s sont une composante essentielle de la stratégie néolibérale de « délocalisation intérieure ». C’est en se tournant vers ceux-ci et celles-ci que l’on peut voir les effets les plus visibles de la crise actuelle.

Notre constat au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI), c’est qu’il n’y a pas de nouvelle croissance de la délocalisation du travail, qui était centrale à la suite de la crise économique des années 1970. Ce modèle est plutôt remplacé par une forte augmentation de la « relocalisation » du cheap labor : en d’autres termes, au lieu de déplacer les emplois au sud, les compagnies amènent des migrant·e·s à occuper des milliers d’emplois pour un maigre salaire et dans des conditions horribles.

Les agences de (dé)placement

Les agences de placement temporaire deviennent rapidement une des méthodes les plus utilisées pour déplacer les travailleurs et travailleuses migrant·e·s dans l’économie canadienne. Plus généralement, on y a recours pour créer une main-d’œuvre plus « flexible », c’est-à-dire précaire et sous-payée. Dans la dernière année, les agences de placement ont déclaré plus de deux milliards de dollars en revenus et ont manié 120 000 employé·e·s, pour la plupart immigrant·e·s. Les agences ne sont pas une technique récente de création de main-d’œuvre flexible, mais ce n’est que récemment qu’elles ont proliféré dans des secteurs traditionnellement constitués de travail permanent, tels que le secteur manufacturier, l’agriculture et les services.

Ces agences sont utiles pour les employeurs pour deux raisons fondamentales. Premièrement, elles permettent aux entreprises d’échapper aux normes les plus minimales du travail en privant cette main-d’œuvre notamment de vacances payées et d’avantages liés à l’ancienneté. De plus, les lois québécoises sont ambiguës à savoir qui de l’agence ou de l’entreprise est l’employeur responsable, ce qui empêche, par exemple, un·e employé·e de contester un renvoi injuste ou une fin de contrat sans préavis. Par ailleurs, l’industrie des agences est si dérèglementée que lorsqu’une agence est poursuivie par la Commission des normes du travail, elle peut fermer et rouvrir sous un autre nom à la porte d’à côté. De fait, les normes du travail ne s’appliquent pas [1].

Deuxièmement, le recours aux agences de placement permet aux compagnies de miner les efforts de syndicalisation et de négociation collective. Puisque les entreprises peuvent renvoyer et engager des travailleurs et travailleuses d’agences à volonté, elles peuvent faire gonfler le nombre d’employé·e·s si rapidement qu’il serait impossible d’inciter une majorité d’entre eux et elles à former un syndicat. Pour les travailleurs et travailleuses d’agences – qui sont aussi souvent sans-papiers, avec un statut temporaire, ou demandeurs·euses de statut de réfugié·e – le cauchemar de la crise économique est devenu une réalité du quotidien.

Un exemple particulièrement frappant de la restructuration néolibérale des 30 dernières années à Montréal est la chaîne Dollarama. Puisqu’il est en apparence impossible de faire des profits en vendant des articles dont le prix ne dépasse jamais trois dollars, il est impressionnant que le PDG de Dollarama, Larry Rossy, est l’un des 100 Canadien·ne·s les plus riches et le huitième plus riche du Québec, avec une fortune de 1,05 milliard de dollars. L’une des raisons pour lesquelles les bas prix permettent des profits est que Dollarama maintient les travailleurs et travailleuses dans des conditions très précaires et sous-payées. Rossy appelle cela la « stratégie du salaire minimum », ce qui suggère clairement que s’il pouvait payer ses salarié·e·s moins cher, il le ferait.

Dollarama a six centres de distribution à Montréal et emploie 17 000 personnes pour toutes ses activités. Un centre de distribution, à lui seul, comprend environ 500 employé·e·s – presque entièrement racisé·e·s – embauché·e·s pour la plupart par des agences de placement temporaire. Même celles et ceux qui y travaillent depuis des années sont toujours considéré·e·s « temporaires », sans avantages sociaux et dans des conditions très dures. La discipline au travail atteint des sommets selon un reportage du Globe and Mail : « En raison du secteur d’emploi choisi, cette année la compagnie s’est sentie obligée d’introduire des scanneurs biométriques fabriqués par la compagnie Kronos, basée au Massachusetts, pour surveiller la présence des employé·e·s. Contrairement à l’horodateur (punch clock), ces outils ne peuvent être déjoués par des collègues allié·e·s  [2]. » Malheureusement, plusieurs employé·e·s sont constamment surveillé·e·s électroniquement : on mesure le nombre de palettes remplies chaque minute et on les punit si leur quota n’est pas atteint. Un travailleur de la Côte d’Ivoire ne pouvait même pas comparer ces conditions de travail à celles de son pays d’origine.

Travail précaire pour migrant·e·s précaires

Le succès des agences temporaires de placement est directement lié à une révision drastique des politiques canadiennes d’immigration. Ces changements, qui ont permis aux agences de placement de fonctionner comme elles le font aujourd’hui, sont de deux types. Le premier est une large vague de refus de demandes de résidence permanente et de citoyenneté canadienne. Il en est résulté une forte augmentation du nombre de personnes sans statut ; on estime à entre 250 000 et 400 000 le nombre de migrant·e·s sans papiers à l’échelle du Canada. Sans autre choix que de vivre dans l’ombre, ces centaines de milliers de personnes sont contraintes au travail au noir, souvent via les agences de placement.

Le deuxième changement a été de rendre l’immigration quasi impossible en dehors du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET). Le PTET amène des migrant·e·s au pays pour des emplois spécifiques sur une base temporaire, ce qui signifie que la résidence au Canada est subordonnée au maintien de l’emploi pour lequel ils ont été déplacés.

Ce changement est le plus récent élément d’un effort plus large de restructuration néolibérale du travail : près de 300 000 travailleurs et travailleuses du Canada sont sous les auspices du PTET. Comme on peut s’y attendre, quand l’emploi est si directement lié au statut d’immigration, les conditions que créent ces programme sont celles de travail contractuel : le permis de travail est relié à un seul employeur. En cas de renvoi, le statut d’immigrant·e temporaire est perdu – un statut qui avait pourtant exigé des coûts financiers et psychologiques importants pour l’individu.

En conséquence, les milieux de travail regorgent d’abus. Plusieurs travaillent 60 heures par semaine ou plus, pour beaucoup moins que le salaire minimum, sans vacances ou congés de maladie et sans moyens de revendications. Selon un rapport de 2012 de la Fondation Metcalfe, les liens entre les agences privées de placement temporaire et le programme fédéral PTET sont clairs : « Alors que le gouvernement crée les conditions permettant aux relations de travail pour migrant·e·s d’être mises en place, la supervision de ces relations est de plus en plus privatisée et reléguée entre employeur et employé·e [3]. »

Quand on observe le travail « permanent-temporaire » auquel font face ces migrant·e·s, on constate que le travail précaire n’est plus marginal mais représente ce que les employeurs cherchent à créer dans tout le monde du travail. C’est pourquoi la nécessité d’imaginer un nouveau genre de mouvement syndical est d’une importance critique. Il y a plusieurs exemples concrets de la manière dont les patrons parviennent à leurs fins, mais il y a également une résistance croissante et de nouvelles formes d’organisation syndicale qui relèvent le défi.

Organiser les désorganisé·e·s

En dépit des défis et difficultés énormes rencontrés lorsqu’on tente d’unir les travailleurs et travailleuses d’agences, le CTI croit qu’il doit s’agir d’une priorité centrale. Si nous voulons bâtir un mouvement large qui développe la solidarité entre travailleurs et travailleuses tout en confrontant les gouvernements et les employeurs, il est d’une importance cruciale de rebâtir le mouvement syndical au-delà du secteur public. De nouvelles stratégies et nouvelles manières de réfléchir doivent être à l’avant-plan du mouvement syndical.

En 2012, le CTI a participé à la formation de l’Association des travailleurs et travailleuses temporaires d’agences (ATTA). Son premier défi a été de déterminer comment regrouper ces personnes et sur quelle base : par quartier, par milieu de travail, par agence ? L’ATTA a choisi de se concentrer sur les secteurs de la transformation alimentaire ainsi que sur les centres de distribution et entrepôts. Ces derniers comprennent une force de travail immigrante à presque 100 %. La stratégie est simple mais cruciale si on veut développer, sur le long terme, un vrai rapport de force et du leadership parmi les travailleurs·euses les plus marginalisé·e·s de notre société. La première étape fut de créer des contacts et de soutenir la création d’un comité composé d’employé·e·s d’agences. Nous y sommes parvenus par des prises de contact hebdomadaires permettant de saisir les enjeux vécus chez David’s Tea, Aldo, Dollarama, et des usines de transformation alimentaire. Un trait commun découvert fut la carence en équipement de santé et de sécurité, que les employé·e·s sont forcé·e·s d’acheter ou de louer, parfois pour l’équivalent de deux jours de travail.

Après une série d’ateliers et la constitution d’un membership officiel, le travail d’organisation a conduit à des campagnes menées par les migrant·e·s pour un salaire de 15 dollars l’heure, le droit au travail permanent et le droit à des normes de santé et sécurité. Il y eut aussi des actions de solidarité pour des personnes menacées de déportation, des luttes contre des cas de non-paiement de la part d’agences ou d’employeurs et l’organisation d’un contingent à la dernière marche du 1er mai. Ces efforts, s’ils sont soutenus, pourraient contribuer à la constitution d’alliances combattant la privatisation des services publics et l’austérité. Pour cela, le mouvement syndical doit appuyer ces travailleurs et travailleuses pour résister à l’exploitation au travail dans son ensemble, et non pour leur propre milieu de travail seulement.

* * *

Voilà ce qui est devenu à mes yeux le type de mouvement que les syndicats et la gauche plus radicale doivent bâtir. Il s’agit d’un mouvement qui peut remettre en cause le cœur de la restructuration néolibérale en s’attaquant aux lignes de faille des profits du capital et aux nouveaux moyens dont se servent les employeurs pour saboter les gains du passé.


[1Sur les agences de placement et la régulation du travail temporaire, voir Léa Fontaine, « L’exploitation du travail temporaire », À bâbord !, no 49, avril-mai 2013. NDLR.

[2John Daly, « How Dollarama turns pocket change into billions », The Globe and Mail, 29 mars 2012.

[3Faraday, Metcalfe Foundation, « Made in Canada : How the Law Constructs Migrant Worker Insecurity », 2012.

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