Penser après l’été

No 76 - oct. / nov. 2018

Regards féministes

Penser après l’été

Martine Delvaux

Été 2018. Les choses continuent, les choses ont continué. À la même date, il y un an, je pleurais la mort d’Anne Dufourmantelle, cette philosophe psychanalyste qui, en sauvant un enfant, a perdu la vie dans les courants traîtres de la mer. Aujourd’hui, je pourrais pleurer la mort d’Avital Ronell, cette philosophe amie d’Anne Dufourmantelle. Dans les faits, elle n’est pas morte, mais peut-être que symboliquement, elle vient de passer de l’autre côté, du côté de ceux qu’on dénonce, dans le panier de ceux qui dominent, qui soumettent, qui profitent de leur position, dans la catégorie de ceux qui s’en permettent parce que rien ne peut leur être enlevé, ces gens de pouvoir qui jouent à Dieu, annonçant qu’ils ont la capacité de faire ou de défaire une carrière, et pourquoi pas, une vie tout entière. Je me demande ce qu’Anne Dufourmantelle aurait fait. Aurait-elle défendu son amie ? Se serait-elle même prononcée sur Avital Ronell, dénoncée par un ex-doctorant pour harcèlement sexuel et, après enquête, suspendue de son poste à l’Université de New York pour la prochaine année ? Dans un an, elle rentrera de vacances, elle aussi, d’un autre type de vacances, elle reviendra de son absence, elle reviendra du vide que ces événements auront eu pour effet de creuser dans la pensée, ma pensée.

Il me semble que tout l’été, la question a été : comment penser ? Comment penser SLĀV ? Comment penser Kanata ? Comment penser la revue XYZ ? Comment penser Avital Ronell ? De quelle façon faut-il tordre notre pensée pour arriver à saisir les nuances d’une situation, la complexité d’une question ?

Cet été, il a été demandé, aux un·e·s et aux autres, de se déplacer, de sortir d’eux-mêmes, d’avancer ou de reculer, mais dans tous les cas de penser autrement. Accepter qu’un spectacle comme SLĀV, monté par des Blancs, soit douloureux pour la communauté noire. Comprendre le désir des communautés amérindiennes d’être impliquées dans la production de Kanata et leur blessure causée par la fin de non-recevoir qu’elles ont reçue. Mais aussi : faire confiance au témoignage d’un homme qui, maintenant qu’il qu’il n’est plus étudiant et qu’il occupe un poste dans une autre université, accuse son ancienne directrice de thèse de harcèlement et de violence sexuels. Ne pas lui faire à lui ce qui est fait sans cesse aux femmes qui dénoncent. Ne pas, non plus, mordre à l’hameçon de la honte et accepter que soit désavoué non seulement tout un mouvement, mais aussi tous les efforts faits par les femmes et les féministes, depuis trop longtemps, pour s’attaquer à une compréhension et une organisation du monde qui le divise entre violeurs et violées.

Le cas d’Avital Ronell a fait couler beaucoup d’encre. On a lu et relu la poursuite de Nimrod Reitman contre Avital Ronell et la New York University (NYU), des bribes du rapport indépendant produit par l’enquête pour la NYU, des courriels rendus publics par Ronell elle-même, une lettre écrite par un groupe de philosophes réputé·e·s (parmi lesquels Judith Butler, Joan Scott, Slavoj Žižek), une sorte de rétractation de la part de Judith Butler, une défense de Ronell et une accusation du milieu académique par Žižek, et aussi nombre de billets de blogues, d’articles de journaux produits autant par des journalistes que par des étudiant·e·s, des professeur·e·s œuvrant actuellement dans le milieu universitaire, et des chercheurs·euses qui ont refusé d’y rester.

Comme le conclut Masha Gessen du New Yorker [1] (le 25 août 2018), cette histoire incite des gens très intelligents à réfléchir publiquement au sujet du harcèlement sexuel, à tenter de déplier la complexité de la question, ce que les cas hollywoodiens n’auraient pas permis de faire justement parce qu’il s’agit de Hollywood (le cas d’Asia Argento, complexe lui aussi, n’a pas, par comparaison avec celui de Ronell, donné lieu à autant de réflexions). Elle cite en exemple un article d’Amy Elizabeth Robinson, paru dans Medium [2] (le 19 août 2018), article qui pointe l’aporie qui entoure l’exercice de la justice dans un cas comme celui de Ronell et où elle comprend le geste des ami·e·s philosophes venu·e·s à la défense de Ronell comme ayant tenté de se sortir de cette aporie au lieu d’accepter d’y rester. Se hisser sur le haut de leur tour d’ivoire au lieu de rester aux prises avec l’impossibilité de savoir. Elle cite Force de loi de Jacques Derrida, maître à penser de Ronell : « Il n’y a pas de justice sans expérience de l’aporie. […] La justice est une expérience de l’impossible. »

Comment faire pour vivre avec l’aporie ? Comment accepter qu’on ne puisse pas savoir ? Qu’on doive se rabattre sur un savoir général, un ensemble de statistiques et, parfois, devoir baisser la tête, contrit·e·s, peiné·e·s devant un nouveau cas qui fait mentir les statistiques. Et devant ce nouveau cas, devant la chute ou du moins la suspension d’une de mes idoles, moi, au retour des vacances, qu’est-ce que je vois ?

* * *

SLĀV, Kanata, Avital Ronell. Je relis un texte de mon directeur de thèse, décédé au moment même où naissait le mouvement #MoiAussi, rendant ce moment encore plus éprouvant. Ce directeur de thèse qui n’a jamais abusé de son pouvoir avec moi. Ce directeur de thèse qui n’a jamais profité de la tour d’ivoire et qui, au contraire, malgré que ce soit ultimement impossible, a toujours essayé de ne pas y rester. Ce directeur de thèse, Ross Chambers, je relis son texte sur la blancheur, intitulé « Unmarked ». Penser la blancheur pour refaire le chemin à travers ce que cet été torride nous a invités à penser.

La blancheur, écrit Chambers, comme toutes les catégories « blanches », c’est-à-dire neutres, est la négation de sa divisibilité et l’affirmation de son invisibilité à travers la création de l’autre ou d’autres qui sont « examinables ». Le geste d’examiner, qui distingue entre ceux qui sont et ceux qui ne sont pas examinés, est un outil de fabrication de boucs émissaires, une manière de séparer ceux qui sont in(di)visibles – les individus dont la blancheur est simultanément invisible et indivisible –, et les autres, ceux qui sont (di)visibles – divisés en tant qu’autres et visibles, donc examinables. Les Blancs forment un groupe, invisible (on pourrait dire transparent) parce que chaque personne a le luxe d’y exister individuellement, puisque la blancheur n’existe pas en tant que catégorie identitaire. Et ils existent ainsi grâce à la présence d’autres qu’ils ont inventés, pluralisés, en les reléguant d’abord et avant tout à un groupe marqué, qui dès lors doit être, par les Blancs, examiné.

Tout au long de cet article, Chambers se met en jeu, lui l’Australien blanc professeur d’université, diagnostiquant son propre comportement, ses propres a priori pour en venir à exposer de quelle façon la blancheur (donc lui) passe inaperçue. Si je finis cette chronique en traduisant ses mots, c’est pour y lire la leçon de l’été dernier et qui, à travers SLĀV, Kanata et Avital Ronell, aura renvoyé la balle dans le camp des Blancs, c’est-à-dire dans le camp de ceux qui se croyaient libres d’être examinés, et qui enfin apparaissent. Avec ce que ça implique d’exigence en matière de remises en question et de complexité de la pensée.

Ou comme l’écrit Ross Chambers à la fin de son article : « Comment allons-nous y arriver ? Je vous entends poser la question. Eh bien, il va falloir qu’on y travaille, tout simplement ».


[1Masha Gesse, « An N.Y.U. Sexual-Harassment Case Has Spurred a Necessary Conversation About #MeToo », New Yorker, 25 août 2018, en ligne.

[2Amy Elizabeth Robinson, « On Power and Aporia in the Academy : A Response in Three Parts », Medium.com, 19 août 2018.

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