Dossier : Ouvrir l’école
Conformer ou émanciper ?
On discute trop rarement de l’école primaire au Québec. Comme si cette institution, à la fois publique, gratuite et universelle, était neutre, lisse et complètement consensuelle. Elle s’impose à nous comme un fait établi. Un enjeu réglé. Un acquis.
Durant la décennie précédente, l’espace public québécois s’est peu inquiété de son école primaire. Or, ces dernières années, la séquence marquée par le renouveau pédagogique, les bulletins, l’état de délabrement des établissements, la fatigue des enseignant·e·s, le manque de ressources de toutes sortes, l’implantation d’un cours d’éthique et de culturelle religieuse, les coupes budgétaires et, plus récemment, l’introduction d’un programme d’éducation à la sexualité ont marqué l’imaginaire collectif et attiré l’attention publique et politique sur des enjeux importants. Ceux-ci soulèvent des questions sur la manière dont on peut encore mener à bien notre aspiration à l’instruction du plus grand nombre.
Cela dit, ces symptômes d’un mal plus grand ont trop souvent occulté la nécessaire réflexion de fond sur la valeur et le rôle de l’école primaire dans notre société. Une réflexion traditionnellement inscrite pourtant au cœur des orientations sociétales depuis des siècles : pourquoi l’école, pour qui et comment ?
Idéal humaniste et démocratique
Dans le sillage des Lumières et de la pensée libérale, on conçoit l’école comme institution sociale, voire comme levier de l’État au double service de l’épanouissement individuel (social, professionnel, culturel) et de la pérennité sociale (reproduction de la collectivité par la socialisation). Une relation dynamique, de même qu’une tension intrinsèque, entre individu et société, naît donc dans l’enceinte de l’école. L’école primaire, premier espace de scolarisation et d’instruction à la fois organisé, standardisé et administré, se définit dès lors comme le lieu privilégié de la rencontre entre l’individu et sa société, à la fois dans le temps (rencontre dans le présent entre un monde futur et un monde passé) et dans l’espace (la communauté de l’école comme microcosme de la société environnante).
Plusieurs penseurs et penseuses mettent en lumière cette relation particulière définie comme seconde mise au monde. Après sa naissance physique, l’enfant vient au monde une nouvelle fois, sur le plan culturel et spirituel, par l’accès aux lumières de la connaissance et par son insertion dans la société que permet l’instruction publique, notamment dans le cadre formel et collectif qu’est l’école primaire. Véritable baptême civique, l’enfant entre à l’école comme dans l’antichambre de ce rôle et de cette fonction sociale attendue de l’adulte qu’il deviendra, un citoyen autonome, responsable et agissant sur la société.
Le débat sociopolitique et philosophique sur l’école primaire oppose, d’une part, la finalité de l’émancipation individuelle à celle du conformisme et, d’autre part, celle de la transformation sociale à celle du conservatisme. Comment l’école peut-elle être à la fois ce lieu régulé et convenu où l’on s’assure de l’intégration harmonieuse des nouveaux arrivants que sont les enfants dans leur société d’accueil (héritée des générations précédentes) et cet espace créatif où l’on prépare l’émancipation des rénovateurs qui bâtiront la société de demain ?
Nul doute que, la question ainsi posée, l’école, y compris primaire, ne peut rester neutre, tant la résolution d’un tel paradoxe s’avère politique. C’est pourquoi ce débat fait rage depuis aussi longtemps que l’institution existe et mobilise les théoricien·ne·s de l’ensemble du spectre idéologique ainsi que des membres de toutes les classes sociales. Or, si la destinée et la visée d’une institution aussi vulnérable que l’école primaire sont de nature politique, il s’avère impératif de revisiter régulièrement sa trajectoire et sa mission et d’anticiper son devenir à la lumière de l’évolution de notre société.
Les fondements de l’école primaire québécoise empruntent encore largement à l’idéal démocratique et humaniste imprimé par le rapport Parent (1963-1966) et réitéré depuis avec l’énoncé de politique L’École québécoise (1979) puis les États généraux sur l’éducation (1995-1996). Ainsi, l’école primaire – à la fois gratuite, publique et universelle – doit donner la chance à chaque enfant d’accéder à la connaissance générale (langue, mathématique, sciences, humanités, arts), de s’approprier la culture commune et d’atteindre le plus haut niveau de scolarisation et de mobilité sociale, en vertu de ses seuls talents. Aussi, le développement intégral de la personne (créativité, curiosité, autonomie, ouverture sur le monde, esprit critique, etc.) et la transmission de la culture commune figurent au rang des principes sur lesquels repose encore aujourd’hui, quoique moins explicitement, la tâche de l’école primaire. Toutefois, il y a tout lieu de s’inquiéter du fait que cette tâche soit bousculée, voire menacée, par l’accumulation d’orientations certainement questionnables depuis plusieurs années.
Au service de la classe dominante...
Malgré les consensus sur papier, l’humanisme prétendu de l’école primaire québécoise continue de faire débat. Au début des années 1970, la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) adopte une analyse marxisante et plutôt radicale du système d’éducation de l’ère fordiste. Dénonçant l’instrumentalisation de l’école québécoise par le système capitaliste, la centrale syndicale voit dans les programmes, les modes d’évaluation, les valeurs et la discipline imposés aux élèves de l’école primaire autant de mécanismes du conformisme social et culturel destinés à maintenir la hiérarchie paternaliste et la division entre les classes sociales. Même commune et publique, l’école primaire, notamment, contribue par ses enseignements et ses règles à défavoriser très tôt les jeunes provenant des classes ouvrières et à conforter l’élite dans ses privilèges. En fait, on conclut avec regret que l’école moderne, loin d’être neutre, est mise « au service de la classe dominante » : sa mission d’émancipation individuelle et de mobilité sociale a plutôt cédé à la reproduction et à la préservation de l’ordre établi.
Plus récemment, une analyse néomarxiste des transformations subies par l’école soutient que la « nouvelle école capitaliste » occidentale, avec son cadre disciplinaire normé et son régime d’enseignement par compétences et par projets, vise à développer une nouvelle subjectivité des individus dans une stricte perspective d’employabilité [1]. En somme, l’institution scolaire et l’école primaire en première ligne sont soupçonnées de détournement au bénéfice d’une nouvelle reconfiguration du capitalisme, notamment autour de l’optimisation et de l’intégration du « capital humain dans l’économie du savoir ». Les valeurs, les priorités opératoires et le type de savoirs qu’elle véhicule contribuent à formater l’homo œconomicus davantage que l’individu libre et humaniste promis par la société moderne. L’école vise ainsi à modeler et à discipliner très tôt les habitus de la future main d’œuvre, c’est-à-dire à conformer l’individu aux exigences du marché du travail et du consumérisme. Jusqu’à un certain point, l’évolution récente de l’école québécoise correspond à ces analyses.
Selon cette perspective, l’assujettissement de l’éducation à l’entrepreneuriat, la pression en faveur de la maîtrise hâtive de l’anglais comme langue seconde, le maintien du socioconstructivisme et de l’approche par compétences dans les programmes de formation, le dogme des « compétences du 21e siècle » et de l’intégration des technologies de l’information et de la communication, l’injonction du travail collaboratif et de l’apprentissage par projets, se présentent comme autant d’indices d’une lente reconfiguration de la mission de l’école primaire québécoise et de son alignement sur un modèle de production scolaire destiné à fournir la main-d’œuvre compétente et employable qui est attendue par la nouvelle économie mondialisée.
L’école en général est également assaillie dans sa forme et dans son organisation, sous la pression des nouveaux modes de régulation et d’organisation institutionnels néolibéraux qui reposent sur des principes de compétition, de productivité et de rationalisation. L’école primaire n’y échappe pas. D’abord, le processus continu de décentralisation s’est accompagné de mécanismes de contrôle et d’émulation autour de modes de gestion axés sur les résultats qui impulsent une pression constante sur tous les agents scolaires en fonction de l’atteinte de cibles chiffrées. Responsable du rehaussement des taux de réussite en français, le personnel enseignant du réseau primaire est appelé, par exemple, à faire des miracles dans des contextes de désorganisation continue. L’école primaire québécoise est soumise au final à un bien périlleux exercice d’équilibrisme.
Sommée d’être utile et de répondre aux exigences de rendement, l’école primaire se voit également entraînée malgré elle dans la dynamique de compétition acharnée à laquelle les autorités publiques continuent d’abandonner le réseau secondaire. Entre 1998 et 2013, malgré une baisse démographique constante pour l’ensemble du réseau élémentaire (-14,7 %), l’école primaire privée a connu une croissance de clientèle de 25,7 %, voire de 30,5 % dans le secteur francophone. Dans les cinq dernières années de cette période, la fréquentation de programmes particuliers dans les établissements préscolaires et primaires s’est accrue de plus 60 %. Il est donc clair que, outre le tutorat privé et la préparation intensive aux examens de sélection des établissements secondaires jugés performants, la fréquentation de l’école primaire privée ou à programme particulier se présente aux yeux de nombreux parents comme une voie stratégique pour assurer l’avenir de leur progéniture. Le phénomène, bien qu’encore marginal (environ 10 % des effectifs du primaire), n’est pas insignifiant. Il témoigne d’une reconfiguration des attentes sociales envers l’école primaire dans le contexte plus large de la course aux diplômes comme voie d’accès à la réussite socioprofessionnelle, ce que confirme d’ailleurs en essence la dernière Politique de la réussite éducative promulguée par le ministre Proulx, en juin 2017.
En somme, l’égalité des chances dont l’école primaire avait l’immense responsabilité semble avoir cédé le pas au règne de l’efficacité et du rendement scolaires, au nom d’impératifs discutables qui obnubilent pourtant les décideurs. Le développement intégral de la personne, quant à lui, semble ployer sous le poids d’un utilitarisme grandissant. Au final, c’est tout l’environnement et les conditions dans lesquels l’école primaire est tenue de fournir l’instruction fondamentale aux enfants qui s’en trouve bousculée, tant sur le fond que sur la forme. Sa mission émancipatrice en souffre et nous incite à nous demander de quelle « continuité du monde » notre école primaire est-elle en train de participer.
… ou de la transformation sociale ?
Notre société fait face à d’immenses défis. L’hégémonie de la mondialisation économique, la révolution numérique et la crise climatique, pour ne citer que ces éléments, contribuent déjà à exacerber les inégalités sociales, économiques, démocratiques et environnementales. Le monde qui se forge, et dont l’école primaire actuelle pourrait bien être en train de se faire le relais, exige une urgente réappropriation démocratique de nos institutions et le renversement du mouvement de balancier régressif actuel.
Résister au détournement de l’école ne suffira pas. On ne peut repenser l’école sans repenser la société et vice versa. Pour vivre demain dans une société plus égalitaire, plus respectueuse de l’environnement, plus démocratique et plus solidaire, il faut dès aujourd’hui oser questionner et repenser l’école dans une perspective de transformation sociale. Comment améliorer, outiller et structurer l’école primaire pour qu’elle puisse continuer de jouer pleinement son rôle émancipateur ? Comment en faire un lieu de rencontre créateur et constructif entre les générations, un lieu d’intégration et de solidarisation entre les diverses forces et composantes sociales ? Comment en faire un lieu d’émancipation critique et d’action démocratique ? Un lieu de responsabilisation et de préservation de l’environnement, mais aussi de transformation des modes d’échanges économiques et d’organisation sociale ? Toutes ces questions appellent à une contribution urgente et accrue des forces sociales et progressistes. Heureusement, les assauts récents contre le système scolaire ont favorisé l’éclosion de mouvements citoyens prêts à repolitiser l’éducation en général, y compris l’école primaire. Puisse le mouvement s’accroître à la faveur d’une nouvelle révolution scolaire.
[1] Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux, La nouvelle école capitaliste, Paris, Éditions La Découverte, 2011.