Arendt et Little Rock

No 64 - avril / mai 2016

Éducation

Arendt et Little Rock

Première partie

Normand Baillargeon

La photographie que vous voyez est immensément célèbre dans l’histoire de l’éducation au XXe siècle. Elle est aussi au cœur d’une controverse en philosophie de l’éducation qui n’a rien perdu ni de sa vigueur, ni de son intérêt, ni de son actualité, et qui concerne la réflexion d’une des plus grandes et des plus influentes penseuses de l’éducation, Hannah Arendt (1906-1975).

Il me faudra deux billets pour exposer tout cela, mais je pense que vous conviendrez que ça en valait la peine, d’autant que c’est un aspect un peu méconnu de la pensée d’Arendt. Dans ce premier texte, je vous présente les faits auxquels elle a réagi et ses idées sur l’éducation, qui sont bien enten­du celles à partir desquelles elle a interprété les événements qui seront racon­tés. Dans le deuxième texte, je reviendrai sur la controverse que ses propos ont suscitée.

Une histoire bien laide…

La scène qu’immortalise la photographie se passe le 4 septembre 1957 aux États-Unis, plus précisément à Little Rock, la capitale de l’Arkansas. On y aperçoit une adolescente noire, Elizabeth Eckford, 15 ans, qui retourne chez elle après avoir, sans succès, tenté de pénétrer dans l’école secondaire qu’elle doit fréquenter : Little Rock Central High School.

Inutile de souligner la hargne des Blancs qui l’entourent et dont on devine qu’ils la harcèlent : ils sont assez visibles. Mais sur les côtés, ce que vous apercevez en y portant attention, ce sont bien des soldats, plus précisément des membres de la garde nationale de l’Arkansas. Le gouverneur de l’État, Orval Faubus (1910-1994), les a mobilisés pour l’occasion et ce sont eux qui ont bloqué l’accès à l’école à Elizabeth, ainsi qu’à huit autres adolescent·e·s. Ils et elles seront ensuite connus comme les « Little Rock Nine », les Neuf de Little Rock.

Pour comprendre cet événement, il faut remonter trois ans en arrière, en 1954. Cette année-là, la Cour suprême des États-Unis a rendu une décision historique dans l’affaire Brown v. Board of Education of Topeka, Kansas. En un mot, cette décision mettait fin à la ségrégation scolaire là où elle existait encore, ségrégation qui interdisait aux Noirs l’accès aux écoles exclusi­vement accessibles aux Blancs. La loi affirmait donc que Noirs et Blancs devaient désormais pouvoir fréquenter les mêmes écoles.

La déségrégation mettra du temps à être implantée. À Little Rock, elle est le brûlant enjeu de la rentrée scolaire de 1957. Le gouverneur, ouvertement ségrégationniste, a tenté d’interdire aux jeunes Noir·e·s l’accès à leur école et mobilisé ses troupes pour ce faire. Il a sur cette question un important appui dans la population, mais ses opposant·e·s sont aussi nombreux·ses et se mobilisent. L’affaire, très laide, se poursuivra durant quelques semaines encore, les ségrégationnistes et leurs opposant·e·s s’affrontant, souvent violemment, aux yeux de tout le pays.

Le 23 septembre, les Neuf de Little Rock entrent enfin pour la première fois à l’école, sous les huées et les menaces de la foule qui les attendait. La violence explose alors et, disant craindre pour la sécurité de ces nouveaux élèves, la direction de l’école les en exclut dès la mi-journée.

On est alors dans une situation très grave, mêlant violences et désobéissance civile sur fond de mouvement pour les droits civiques. Dès le lendemain, le président américain Dwight Eisenhower fait intervenir les parachutistes de la 101e division aéroportée, ce qui permet enfin aux élèves de rentrer dans leur école. Les jours suivants, ces soldats, pour affronter les protestataires, seront appuyés par 10 000 soldats de la garde nationale de l’Arkansas, que le président a soustrait à l’autorité du gouverneur.

L’affaire, on le devine, a fait grand bruit et elle est aujourd’hui tenue pour un moment historique dans la lutte contre la ségrégation scolaire et un tournant dans le combat des Afro-Américain·e·s pour la reconnaissance de leurs droits civiques.

À l’automne 1957, la vue de la photographie ci-dessus amènera l’éminente philosophe Hannah Arendt à rédiger un article intitulé « Reflections on Little Rock ». Il paraîtra deux ans plus tard, dans le magazine Dissent et causera aussitôt un immense scandale.

C’est que Arendt y semble critique envers la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Brown v. Board of Education of Topeka, Kansas, envers la décision du président Eisenhower d’envoyer des soldats à Little Rock, et envers bien des aspects « progressistes » de toute cette affaire.

La Juive allemande autrefois persécutée par les nazis (et désormais citoyenne américaine) défendrait donc le racisme institutionnel ? La philosophe qui a tant contribué à élaborer le concept de totalitarisme serait à ce point aveugle à de dangereuses dérives politiques qu’elle a pourtant devant les yeux ? La femme qui défend les conseils ouvriers serait de droite ? Celle qui a, en 1954, publié ce brillant essai sur l’éducation intitulé « La crise de l’éducation » ne parviendrait pas à comprendre ce qui se joue à Little Rock ?

Avant d’en venir à son texte de Dissent pour juger de tout cela, il me faut dire un mot de la pensée politique et pédagogique d’Arendt, une auteure, comme on va le voir, qui exerce aujourd’hui encore, en éducation, tant chez des conservateurs que chez bien des progressistes, une grande influence.

Arendt et l’éducation

Quand Arendt écrit son célèbre texte sur l’éducation en 1954, c’est pour intervenir sur ce qu’elle perçoit, comme de nombreuses autres personnes à l’époque (pour citer les plus connus : Arthur Bestor, Jacques Barzun et Albert Lynd), comme de dangereuses dérives du système scolaire américain. Elle le fait à partir de catégories théoriques qui lui sont propres et qu’elle a notamment développées dans La condition de l’homme moderne (1958).

Contre la tradition qui consacre la suprématie ou la primauté de la vie contemplative ou théorique, elle s’intéresse à ce qu’elle appelle la vita activa, qui désigne les trois activités humaines que sont le travail, l’œuvre et l’action, activités définies comme fondamentales en ce sens « qu’elles correspondent aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme ».

L’action désigne ici la vie politique, qui se vit avec et sous le regard d’autrui, dans la sphère publique ; par opposition à la sphère privée, qui est en particulier celle de la famille. La sphère publique, lieu de débats et d’échanges, est celle où se forge (ou non) la liberté. Arendt s’inquiète que la modernité signe la disparition de cet espace et il n’est pas interdit de penser qu’elle pressent, avec raison, que la sphère de l’économie, celle du travail, la dissout.

D’autant que cette sphère du politique, de l’action, est fragile, et est entre autres fragilisée par le fait de la natalité, par quoi Arendt désigne cette constante arrivée au monde de nouveaux êtres, d’êtres neufs dans un monde qui est, lui, déjà vieux. Il faut donc faire savoir aux nouveaux venus où nous en sommes, où en est le monde et pourquoi ; et il faut aussi leur laisser la chance, à leur tour, d’innover. Immense, immense tâche.

Vous l’avez deviné, cette tâche cruciale, c’est celle qui revient à l’éducation. Et quand Arendt se penche sur le progressisme pédagogique qui règne alors sur les écoles américaines armée de ces outils conceptuels, ce qu’elle en dit est remarquable de pertinence et demeure très actuel.

Pour commencer, elle note la crise de notre rapport à l’enfance, et de l’autorité, plus précisément de l’autorité qui devrait s’exercer pour que l’éducation soit possible et que soit possible l’école comme lieu où elle s’incarne : « Normalement, c’est à l’école que l’enfant fait sa première entrée dans le monde. Or, l’école n’est en aucune façon le monde, et ne doit pas se donner pour tel ; c’est plutôt l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde. » L’école moder­ne, note-t-elle, n’a pourtant de cesse de vouloir faire entrer le monde tout entier dans l’école. Si vous reconnaissez là des aspects de notre école, vous n’avez pas tort.

Elle note ensuite cette perversion de la pédagogie moderne qui s’émancipe des savoirs pour se faire technique applicable à tout contenu possible. L’enseignant·e devient moins un savant maîtrisant une discipline qu’un expert en transmission. « Est professeur, [pense-t-on], celui qui est capable d’enseigner... n’importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maîtriser un sujet particulier. » Cette fois encore, si vous reconnaissez des aspects de notre école…

Elle note enfin cet idéal pragmatiste ou instrumentaliste qui est si répandu et selon lequel il faut « faire pour savoir ». « S’il n’était pas considéré comme très important que le professeur domine sa discipline, écrit-elle, c’est qu’on voulait l’obliger à conserver l’habitude d’apprendre pour qu’il ne transmette pas un «  savoir mort  », comme on dit, mais qu’au contraire il ne cesse de montrer comment ce savoir s’acquiert. L’intention avouée n’était pas d’enseigner un savoir, mais d’inculquer un savoir-faire. » Si, cette fois encore, songeant à la notion de compétence, vous reconnaissez des aspects de notre école…

Ces remarques débouchent sur une sorte de conservatisme particulier, un conservatisme pédagogique, qui est un préalable nécessaire à toute politique qui permettra aux nouveaux venus, qu’elle aura protégés et instruits dans le sanctuaire de l’école, d’innover. « L’éducation, écrit Arendt, est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. » « L’éducation, conclut-elle, ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c’est toujours à ceux qui sont déjà éduqués que l’on a affaire. »

Et c’est avec ces idées, dont la pertinence est manifeste et qui sont en bien des cas prémonitoires, qu’Hanna Arendt aura sa singulière et si controversée réaction devant les événements de Little Rock.

La suite dans le prochain numéro

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