Éditorial du no 64
« Je ne suis pas », Ils ne sont pas, Nous sommes
Le « je ne suis pas féministe » lancé en mars dernier par la ministre libérale Lise Thériault a déclenché un tourbillon médiatique important. L’affaire n’a pas mené au remplacement de la ministre de la Condition féminine par une personne reconnaissant – c’est bien le minimum – la nécessité de lutter pour l’égalité entre les hommes et les femmes, soit. Elle aura au moins eu le mérite de déclencher une discussion sur la nature et la pertinence du féminisme, montrant à quel point ce mouvement est des plus dynamiques.
Des femmes inspirantes de tous les milieux et de toutes les tendances politiques occupent l’espace public et y font foisonner les débats chers aux diverses branches du féminisme. De dynamiques mouvements communautaires, citoyens ou anonymes (comme #AgressionNonDénoncée) font avancer les revendications féministes dans certains espaces, tandis que d’autres mouvements, plus institutionnalisés ou reconnus, les font avancer ailleurs. Ainsi, un féminisme de type mouvement social cohabite avec un féminisme parlementaire et même avec un féminisme « libéral ». Mais Madame Thériault n’est « pas féministe » ; elle ne se reconnaît dans aucune de ces multiples déclinaisons du féminisme.
Pourquoi ?
Ce « je ne suis pas » est malheureusement l’écho du sentiment d’une partie de la population. Paradoxalement, alors que divers sondages et études montrent qu’une part importante de la population adhère aux valeurs féministes, écologistes ou à d’autres valeurs progressistes, il y a toujours une résistance à s’identifier ouvertement aux mouvements qui les défendent. Que ce soit par individualisme, par peur du conflit ou à cause de préjugés envers les militant·e·s, on refuse aussi bien les étiquettes que les actions qu’elles impliquent, se privant ainsi de la possibilité d’établir un rapport de force et d’obtenir des avancées concrètes. Briser cette dynamique est un des défis les plus importants pour les mouvements progressistes.
Ce « je ne suis pas » est également l’expression éloquente du mépris néolibéral envers les mouvements populaires et le politique en général, refusant aux citoyennes et citoyens la légitimité d’une pensée et d’une action autonomes de l’État et de ses sbires. Effectivement, ce gouvernement « n’est pas ». En substituant les mécanismes du marché aux débats publics et à la pensée critique, le néolibéralisme « n’est rien » ; rien de positif, rien de « commun ». Il se contente de dire « let’s go » à quelques privilégié·e·s pour les encourager à poursuivre leurs intérêts individuels au mépris de l’intérêt collectif et des mouvements sociaux et citoyens.
Le ministre de l’Environnement est-il écologiste ? Les ministres de l’Éducation – se succédant au fil de leur travail de sape – sont-ils des défenseurs de l’éducation accessible à tous et toutes ? Le ministre de la Santé travaille-t-il à améliorer le système de santé public dont il a la responsabilité ? Le seul fait de devoir poser ces questions montre bien à quel point nos gouvernant·e·s n’ont que faire du bien collectif, dont ils et elles devraient pourtant être les gardiens. Les membres de ce gouvernement refuseraient d’ailleurs sans doute de dire « je suis néolibéral », puisque, pour eux autant que pour les autres principaux partis, l’idéologie néolibérale ne serait pas une idéologie, mais les principes « objectifs » et « rationnels » d’une « bonne gouvernance ». Par une transmutation des valeurs, digne de la novlangue, améliorer l’effectivité des droits sociaux et des services publics équivaudrait à une mise en péril du bien commun ; tandis que l’augmentation des inégalités par la réduction des impôts des privilégié·e·s, l’augmentation des tarifs et la baisse de la qualiteé des services publics, elle, serait dans l’intérêt de tous : « Ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique. » Croyant que leur idéologie se confond avec la réalité, de leurs propres dires, les néolibéraux « ne sont rien ».
À l’inverse, riches d’idées et d’histoire, féministes, écologistes, militant·e·s pour l’accès universel au système de santé et à l’éducation, « sont ». Elles et ils sont « tout ». Leurs idées ne sont pas les leurs : elles sont celles de leurs mouvements, qui en ont débattu et qui continuent à les développer en faisant l’histoire. Les droits sociaux et les services publics comme l’éducation et la santé sont l’incarnation de leurs idéaux pour lesquels ces mouvements se sont battus ; ils doivent donc être défendus et amplifiés. L’histoire a déjà montré à quel point ces luttes ont servi, et même constitué, le bien commun et la démocratie. Les militant·e·s et leurs mouvements nous invitent à participer à une création collective de sens, pour que nous puissions dire « nous sommes » au lieu de « je ne suis pas ».
Soyons !