Théâtre. Révéler les femmes derrière le masque

No 81 - novembre 2019

Culture

Théâtre. Révéler les femmes derrière le masque

Myriam Boivin-Comtois

Bien que les luttes féministes aient menées à des gains notables au Québec, des inégalités entre les hommes et les femmes persistent dans certains milieux, notamment celui du théâtre.

Lasses de ces iniquités, des femmes ont participé en avril 2019 à l’initiative organisée par Espace Go, en partenariat avec les Femmes pour l’équité en théâtre (FET), un chantier féministe sur la place des créatrices. Ce rassemblement visait à mettre en lumière les situations inégalitaires vécues par les femmes (dans leur diversité), mais il aspirait également à élaborer des pistes d’actions pour faire évoluer les choses.

Généalogie et mission du mouvement des FET

En 2016, on annonce une lecture publique des écrits de huit lauréats du prix Michel-Tremblay, attribué par le Centre des auteurs dramatiques (CEAD) et le Conseil des arts et des lettres du Québec. Au cours des sept années précédentes, parmi les huit récipiendaires, sept sont des hommes. La seule femme gagnante est couronnée à égalité avec un lauréat masculin.

Marilyn Perreault, membre du CEAD, est consternée par ce constat. Elle ouvre alors le dialogue avec plusieurs comparses. Elles réalisent que la situation pourrait bien être la manifestation d’un problème beaucoup plus grand s’apparentant à de la discrimination systémique. Ensemble, elles décident de fonder une organisation féministe non mixte, soit le collectif FET.

« Dans les grandes institutions, on se retrouve à être minoritaires et parfois même inexistantes à l’écriture et à la mise en scène. Alors, on envoie quoi comme message au public et au milieu théâtral ? Que l’art des femmes n’est pas important ? », se désole Perreault.

À ce jour, le collectif FET compte dans ses rangs près de 240 militantes. Elles cherchent à valoriser le travail de création des femmes, et ce, à travers différentes actions militantes, telles des rencontres avec des instances gouvernementales et des interventions dans les milieux scolaires. La démarche des membres est guidée par une logique de coopération avec les hommes.

Des chiffres à l’appui

À l’automne 2019, des chercheuses du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) sont invitées à brosser un portrait statistique global de la présence des femmes sur la scène théâtrale francophone de Montréal et de Québec.

Pour les saisons 2017-2018 et 2018-2019, les théâtres de Montréal et de Québec favorisent continuellement les hommes à la mise en scène, et ce, encore plus pour les grands plateaux (mis à part pour les théâtres féminins) [1]. Lors des saisons 2017-2018 et 2018-2019, seulement 29% des pièces de théâtre compilées ont été mises en scène par des femmes, alors que 60% d’entre elles ont été mises en scène par des hommes et 10 % ont été sous la responsabilité d’hommes et de femmes travaillant ensemble.

Les constats sont presque aussi déplorables quant au pourcentage de femmes à qui on a confié les textes dans les programmations lors de ces saisons. En effet, on compte 31% d’autrices, 52% d’auteurs et 17% de collaborations mixtes. Les œuvres des hommes et des femmes ne semblent pas être perçues ni reçues de la même façon.

Finalement, des chercheuses du RéQEF ont aussi relevé le pourcentage de metteuses en scène et d’autrices dans les spectacles de finissant·e·s en interprétation dans les institutions québécoises de formation en théâtre pour ces mêmes années. Ainsi, 80% des mises en scène sont portées par des hommes (contre 20% pour les femmes) et 67% des textes sont issus d’une plume masculine (contre 16 % pour les femmes et 16 % pour des textes mixtes).

« Les derniers modèles que les finissantes ont eus, ce sont des hommes. Si là, on n’est pas un modèle d’égalité, où on l’apprend ? », se questionne Marilyn Perreault.

Artistes au masculin, artistes au féminin

Une multitude de facteurs peuvent être invoqués afin d’expliquer la persistance des rapports sociaux de sexe inégalitaires dans la vie théâtrale. S’il n’est pas possible d’aborder ici l’ensemble de ces éléments, soulignons néanmoins l’impact de la socialisation genrée.

Selon la sociologue Muriel Darmon, les individus sont formés et transformés par la société dans laquelle ils vivent. La socialisation est différenciée en fonction d’une multitude de facteurs, tels que l’époque historique, la classe sociale à laquelle appartient une personne, mais aussi son genre. La société construit et institue des différences entre les garçons et les filles, et ce, dès les premières années de la vie. À travers différentes pratiques (les jouets, les vêtements, les livres, etc.), les individus apprennent et intériorisent des identités féminine ou masculine, mais aussi des manières de penser, de sentir et d’agir qui sont socialement codées comme féminins et masculins. La famille (à travers, entre autres les modèles parentaux sexués et le traitement différencié), mais aussi les loisirs, les institutions scolaires et les médias participent à la construction des identités féminines et masculines de même qu’à l’apprentissage et à l’intériorisation des habitus sexués. Ainsi, les enfants sont élevés différemment, puis deviennent des adolescents et des adultes différents. À l’âge adulte, les mécanismes de (re)production des rapports sociaux de sexe se perpétuent et se transposent dans les milieux professionnels, dont le théâtre.

« Dans le milieu théâtral, il a longtemps été considéré que seuls les hommes étaient en mesure de créer. Aux femmes, on réservait la procréation. On les naturalisait dans cette fonction et ce destin. Les conditions pour se réaliser et leur permettre de développer les prédispositions qui les amèneraient à se penser égales, à penser qu’elles pouvaient appartenir à ce milieu qui leur était refusé », explique Francine Descarries, qui dirigeait le RéQEF jusqu’à récemment.

Étant donné que les femmes sont encore, à certains égards, dominées dans notre société, la socialisation peut amener certaines d’entre elles à intérioriser inconsciemment une image inférieure d’elles-mêmes en tant que créatrices (ces préjugés sont aussi trop souvent partagés par des hommes ; certains considèrent encore aujourd’hui les créations des femmes comme moins valables). Certaines femmes participent donc, sans le vouloir, à leur propre exclusion. Un certain nombre d’entre elles sont portées à être moins combatives et agressives dans un monde artistique déjà compétitif. Également, la culture organisationnelle du milieu théâtral est un autre facteur expliquant les inégalités entre les créateurs et les créatrices : « Il y a, dans le milieu, une forte tendance à travailler toujours à peu près avec la même équipe. S’il n’y a pas de femmes dans cette équipe, alors il y a peu de chances que la situation change. Autrement dit, l’on va assez facilement confier des tâches de responsabilités à des gens ou aller vers les gens que l’on connaît », mentionne la sociologue.

De plus, « plusieurs ont l’impression que si l’on fait du théâtre de femme, on va limiter son public, tout en sachant fort bien que ce sont les femmes qui fréquentent majoritairement les théâtres. Le théâtre masculin est vu comme universel. Le théâtre féminin est donc vu comme féminin ou pour les jeunes. Si l’on accepte que les femmes puissent bien réussir au théâtre pour les jeunes, faut-il y voir là une association avec leur rôle d’éducatrice et leur capacité à être attentive aux autres ?  », demande Francine Descarries.

À ce jour, le problème est identifié, documenté, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’éradiquer complètement les privilèges invisibles des créateurs. Bien que la tâche soit ardue, elle est nécessaire puisque, comme le rappelle Descarries (selon l’expression formulée par les Réalisatrices équitables), « on ne peut pas se permettre de perdre 50% du talent de la société ».


[1Les créateurs et les créatrices embauché·e·s par les grands plateaux sont pris en charge, tandis que les artistes se produisant dans de petites salles doivent endosser une lourde charge de gestion administrative. Ainsi, ils et elles ont beaucoup moins de temps pour se concentrer sur leurs créations artistiques.

Thèmes de recherche Arts et culture, Féminisme
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