L’austérité, œuvre des « juntes civiles »

No 60 - été 2015

Analyse du discours

L’austérité, œuvre des « juntes civiles »

André Jacob

Dans le numéro du Monde diplomatique de décembre 2011, Serge Halimi intitulait son éditorial tout simplement « Juntes civiles » pour qualifier les gouvernements de la droite politique et économique qui ont dominé la scène européenne de la dernière décade avec leur stratégie politique appelée « lutte au déficit et austérité » notamment en Grèce, en Italie et en Espagne. Dans un article récent paru dans le Huffington Post Québec, le professeur Bernard Vachon qualifie le gouvernement Couillard de « dictature démocratique  [1] ».

Les mots ne sont pas anodins. Une junte, au sens moderne du terme, réfère à un groupe de militaires ardents défenseurs du libéralisme économique qui prennent le pouvoir par un coup d’État. Par analogie, le gouvernement de Philippe Couillard a pris le pouvoir en ne présentant pas son vrai programme de restructuration (voire de destruction) de l’État, ce que Francine Pelletier du Devoir a qualifié de coup d’État. Pour arriver à ses fins, un « noyau dur » composé de banquiers, fidèles croyant aux dogmes du néolibéralisme économique (Leitão, Coiteux, D’Aoust), impose un nouveau modèle de société générateur d’inégalités sociales et économiques. Ces représentants d’une minorité de la classe dominante au plan économique mettent leur idéologie en pratique avec le soutien des « orienteurs professionnels de la droite » qui se drapent de l’orthodoxie néolibérale réunis sous diverses bannières comme l’Institut économique de Montréal, la Fédération des Chambres de commerce, le Conseil du patronat, quelques experts du monde économique (universitaires, pensons notamment aux individus derrière le rapport Godbout) et des amuseurs publics des stations de radios démagogiques et populistes.

Poursuivons l’analogie avec les juntes. Serge Halimi va plus loin : d’une certaine façon, dit-il, les juntes civiles « forment des gouvernements transformés en pantins des salles de marché  » dans plusieurs pays et imposent leurs vues « aux peuples que martyrisent les politiques d’austérité  » tout comme des mesures autoritaires (par exemple, la réforme des services de santé et services sociaux). Le gouvernement Harper et le gouvernement Couillard prennent tous les moyens pour appliquer leur vision de l’État. Ils se réfèrent souvent à leur pouvoir de légiférer (lois spéciales, décrets, etc.) et à la répression policière pour le maintien de l’ordre social, économique et politique conforme aux dogmes du néolibéralisme. Ils justifient leurs positions à la lumière des règles du jeu établies par le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et les agences de cotation des économies (Moody’s et autres) et bien sûr les Bourses du monde entier avides de faire grossir les grandes entreprises qui garantissent les profits des actionnaires. Toutes ces instances s’inscrivent dans la démocratie bourgeoise.

Pour quels objectifs ?

Une junte vise d’abord à imposer sa vision de l’État et du développement économique par une propagande bien orchestrée, maquillée de discours populistes et d’expressions accrocheuses. La propagande sert à diaboliser le déficit budgétaire, car ce monstre va supposément tuer tout ce qui reste de politiques sociales alors que nos gouvernements en incarnent eux-mêmes les fossoyeurs. Leur arme de destruction massive a pour nom l’austérité camouflée derrière la répétition ad nauseam de l’expression « gestion rigoureuse ». À toutes ces manœuvres et à tous ces discours démagogiques s’ajoutent deux mots magiques, économie et emplois, utilisés à satiété par la propagande libérale pour mieux faire avaler l’affaiblissement en douce de l’État et le soutien aux entreprises, notamment les compagnies minières, sérail du premier ministre Couillard lui-même à titre d’ancien membre d’une grande compagnie minière  [2] En outre, le gouvernement libéral s’attaque d’abord aux fonctionnaires des secteurs publics tant dans les municipalités que dans les services publics provinciaux (santé, éducation, services sociaux, etc.), manœuvre d’autant plus facile que les gens des services publics et parapublics n’ont pas toujours bonne presse dans l’opinion populaire.

Par ailleurs, les programmes d’austérité continuent à s’empiler sous forme de coupes budgétaires outrancières, de lois, de décrets, de centralisation et de contrôle sévère des institutions pour remettre en cause les normes sociales, économiques et administratives. Les banquiers imposent des plans drastiques de réduction des effectifs et des services, ce sans compter qu’on appauvrit une large partie de la population en s’attaquant aux programmes de retraite et de soutien socioéconomique. En d’autres mots, avec une précision chirurgicale sans empathie, partout les juntes civiles s’acharnent à mettre en œuvre le projet de déconstruction de l’État, « trop social » aux yeux des banquiers au pouvoir. Or, on le sait, la déconstruction de l’État signifie dérouler le tapis rouge aux entreprises privées qui agissent en coulisses par la voix de leurs lobbyistes pour remplacer le vide créé par les compressions radicales dans les organisations et les services publics. Par comparaison, la désorganisation systématique du service de livraison postale de Postes Canada a vite facilité l’arrivée d’entreprises privées qui viennent prendre le relais moyennant des coûts facturés aux individus. Autre exemple frappant : quand le gouvernement Couillard a annoncé en catimini la création de « super cliniques », le groupe Jean Coutu a réagi aussitôt et a embauché une lobbyiste afin de pouvoir influencer les décisions du gouvernement et renforcer le rôle de l’entreprise dans les services médicaux. Et que dire des compagnies d’assurances qui veillent au grain et travaillent en coulisses pour jouer la carte de la responsabilité individuelle afin d’amener les gens à souscrire à des programmes pour subvenir aux besoins fondamentaux de moins en moins couverts par l’État.

Les impensables alternatives

Tout en poursuivant son travail de sape de l’État, la junte civile et technocratique au pouvoir refuse de récupérer l’argent là où il est afin de protéger les secteurs les plus fortunés : profits faramineux des banques ; bonification du système de redevances sur les minerais, contrôle du coût des médicaments ; contrôle renforcé du système d’imposition des entreprises et des grandes fortunes ; lutte contre le travail au noir, l’évasion fiscale et les paradis fiscaux ; incitation de l’investissement des entreprises privées qui préfèrent soumettre leurs profits à la spéculation boursière au lieu d’investir dans l’économie réelle, etc. Quant à la lutte à la pauvreté, elle ne fait partie ni du discours ni des stratégies du soi-disant développement paradisiaque que promet le gouvernement. Au contraire, on favorise le développement de la richesse seulement par le haut, comprendre dans les milieux où circulent les grands capitaux (banques, compagnies d’assurances, entreprises privées, etc.) ; selon leur approche, comme par magie, la richesse devrait retomber comme la manne dans le désert et toute la population pourrait en bénéficier. Rien n’est plus faux. Pendant ce temps, les politiques sociales se dégradent et le pouvoir d’achat des plus pauvres s’érode.

En parallèle, une junte civile voit à financer à grands frais l’établissement d’infrastructures pour favoriser le développement d’entreprises polluantes : cimenterie de Port-Daniel, Mine Arnaud, une nouvelle voix ferrée – dénoncée comme inutile par les experts – pour faciliter l’implantation des compagnies minières dans le nord, gazoducs, Plan Nord, etc. À long terme, une fois la destruction des services publics bien établie et le libéralisme économique renforcé, probablement dans le prochain budget électoral de 2017-2018, juste avant l’élection, le gouvernement Couillard, à l’instar du gouvernement Harper, va décréter une baisse d’impôts pour se féliciter de son beau travail et tenter de se faire réélire… dans une démocratie dont il ne restera peut-être que le nom.

En conclusion, la philosophe Hannah Arendt, qui a bien prévenu des dérives totalitaristes qui guettent toujours aux portes des sociétés démocratiques, rappelle qu’« un État où il n’y a pas de communications entre les citoyens et où chaque homme ne pense que ses propres pensées est par définition une tyrannie  [3] ».


[1Bernard Vachon, « Le gouvernement Couillard dérive-t-il vers la dictature démocratique ? », Huffington Post Québec, 22 février 2015.

[2Philippe Couillard a été nommé membre du conseil d’administration de la compagnie minière Canadian Royalties le 29 mai 2009.

[3Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 197

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