Esquisse du Forum social mondial de Tunis

No 60 - été 2015

International

Esquisse du Forum social mondial de Tunis

Amélie Nguyen

Après les débuts enthousiastes des Forums sociaux mondiaux (FSM) de Porto Alegre en 2001, 2002 et 2003, cet espace de dialogue et de réflexion a été régulièrement remis en question, et ce, de manière de plus en plus pressante. Ses détracteurs en critiquent l’absence de résultat « concret » ou plus « politique », ce qui voudrait pourtant souvent signifier de contredire la démarche et les principes fondamentaux des Forums, à savoir : des espaces ouverts, non hiérarchiques, qui s’ancrent dans la diversité des luttes, basés sur l’auto-organisation et l’autogestion, pour s’opposer en particulier au néolibéralisme et à l’impérialisme.

Je te dis la vérité sur la Tunisie, parce que si on ne dit pas la vérité, il est impossible de changer. Marsi, volontaire FSM de Tunis 2015

Difficile d’avoir un message unifié dans ce cadre, puisque ce n’est pas son objectif. Difficile, comme dans d’autres initiatives de sensibilisation ou d’éducation, de présenter les résultats de manière comptable. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de résultats bien tangibles en matière de prise de conscience, de réseautage et de mobilisation sur le plan individuel ou à l’échelle des communautés. Portrait du FSM de Tunis en quelques thèmes, parmi tout un foisonnement d’idées et d’expériences.

Le spectre du terrorisme

L’attaque du Musée national du Bardo, à quelques jours de l’ouverture du FSM, a de toute évidence complètement changé l’organisation et l’ambiance de celui-ci. Les Tunisiens et Tunisiennes étaient sous le choc, ne voulaient pas être vus comme «  tous des terroristes  » et nous remerciaient « d’être venus quand même ». Fouilles des sacs et détecteurs de métal ont retardé la tenue des événements tous les jours, teintant aussi les débats, au grand dam de certain·e·s qui se sont senti confinés au terrain discursif des pays dominants du monde. Laissant planer la porosité des influences, malgré le caractère non gouvernemental du FSM, en principe.

La marche d’ouverture allant jusqu’au Musée du Bardo, sacrée marche « antiterroriste » par les organisateurs et organisatrices, a aussi semé la controverse, plusieurs dénonçant la verticalité de cette décision, qui allait à l’encontre du principe de non-hiérarchie du Forum et de la reconnaissance de l’ensemble des mouvements et causes présents. Tout au long, la présence de policiers fortement armés a paradoxalement repositionné symboliquement le Forum, dit espace citoyen, dans l’espace de l’appareil sécuritaire de l’État.

Une jeunesse déçue, mais toujours mobilisée

Qu’est devenue la Tunisie d’après-révolution qui a inspiré des milliers de personnes de toutes les couches de la société à contrer l’autoritarisme pour se mobiliser de la fin de 2010 à 2011, à travers le pays, à grand risque, pour une plus grande justice sociale et pour un élargissement démocratique ? Aujourd’hui, les inégalités y sont toujours criantes, les jeunes cherchent toujours où canaliser l’enthousiasme un peu flétri d’il y a quelques années et à réaliser les idéaux portés alors. Tant le gouvernement que la structure sociale bien ancrée les ont laissés tomber, semble-t-il, faute de leur donner une place dans les débats politiques et d’agir contre le chômage. Les influences externes y jouent aussi un rôle important, l’Agence de notation Standard & Poor’s ayant décoté le système bancaire tunisien en avril 2015, fragilisant d’autant plus les finances gouvernementales.

On ne change pas si vite un mode de fonctionnement social, mais le mouvement, porté par un grand nombre de jeunes instruits et sans emploi – plus de 30 % des Tunisien·ne·s ont moins de 30 ans, les taux de chômage variaient de 16 à 37 % selon les régions en 2013 –, ne perd pas ses forces non plus.

Ainsi, le FSM a mobilisé plus d’un millier de volontaires affables, motivés et politisés qui ont permis à l’événement d’être un succès malgré leurs mauvaises conditions de vie, le terrorisme latent et la température. Signe de ce blocage de l’ascenseur social pour eux, ils et elles ont dû manifester pendant et contre le Forum même, n’ayant pas eu accès au logement et à la petite allocation promise en compensation par la coordination de l’événement (3 $ environ par 4 heures, pour compenser leurs dépenses). Même au sein du Forum, le manque de reconnaissance des capacités et de la voix des jeunes était donc palpable.

On en parle peu, mais plus de 80 étudiantes et étudiants qui ont été blessés lors de la révolution ne réussissent pas à se défaire de leur casier judiciaire, malgré le changement de gouvernement. Ces étudiants-chômeurs, en grande partie affiliés à l’UGET (Union générale des étudiants de Tunisie), ne peuvent ainsi toujours pas postuler aux postes de la fonction publique, ce qui limite incroyablement leurs perspectives d’emploi. Ils et elles étaient même en grève de la faim depuis plus d’un mois, puis en grève de la faim tournante pour demander le retrait des accusations portées contre eux lors du Forum. La lutte n’est pas finie, plusieurs des membres de l’appareil gouvernemental étant toujours les mêmes, ce qui fragilise l’établissement d’une réelle justice de transition.

Thèmes de recherche Altermondialisme, Afrique du Nord
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