Gurov et Anna

No 60 - été 2015

Cinéma

Gurov et Anna

La déception de la chair

Paul Beaucage

Rafaël Ouellet a entamé sa carrière, à titre de téléaste, il y a une douzaine d’années, en réalisant des émissions et des séries alimentaires (Le Groulx Luxe [2003], Canadian Case Files [2005], Decade : Our Lady Peace [2006]), qui lui ont permis de faire ses gammes, en termes grammaticaux, voire de préparer son avenir dans le domaine du septième art.

À partir de 2007, parallèlement à ses activités télévisuelles, Ouellet a mis en scène des longs métrages de fiction très personnels dont il signait lui-même le scénario qui ont suscité l’intérêt d’une partie de la critique québécoise et de différents observateurs internationaux. Parmi ceux-là, il convient de citer Le cèdre penché (2007), New Denmark (2009), Camion (2012) et Finissant(e)s (2013).

Fort de l’accueil assez favorable que ses œuvres cinématographiques ont reçu et des connaissances qu’il a acquises au cours des dernières années, Rafaël Ouellet signe cette fois-ci Gurov et Anna (2015), son film le plus ambitieux, le plus universel jusqu’à présent. Pour créer cette narration, le cinéaste a choisi de s’inspirer très librement de la fameuse nouvelle d’Anton Tchekhov La dame au petit chien (1899). L’action du drame de mœurs de Ouellet se situe à Montréal, de nos jours. Un professeur de littérature travaillant dans une université anglophone succombe au charme singulier d’une de ses étudiantes. Les deux personnages centraux vivront une relation amoureuse des plus torrides. Toutefois, celle-ci leur permettra-t-elle de combler leurs attentes respectives durant longtemps ?

L’attitude équivoque des deux protagonistes

Conscients que les cinéastes Iossiph Kheifitz (La dame au petit chien [1959]) et Nikita Mikhalkov (Les yeux noirs [1986]) ont adapté de manière remarquable le conte de Tchekhov avant eux, Rafaël Ouellet et sa scénariste, Celeste Parr, ont sensiblement modifié l’intrigue originale pour l’ancrer dans la réalité contemporaine, tout en mettant en abîme l’œuvre du grand écrivain russe dans Gurov et Anna.

Plus fidèles à l’esprit qu’à la lettre de la nouvelle tchékhovienne, les coauteurs du film ont élaboré une narration dans laquelle les deux protagonistes, Ben et Mercedes, apparaissent comme des personnages ambigus, partagés entre des sentiments contradictoires, entre l’être et le paraître. En l’occurrence, cela explique que Ben soit un homme d’une quarantaine d’années qui éprouve de vifs problèmes d’ordre existentiel. Cet individu angoissé ne ressent guère d’amour pour sa femme et ses filles. Néanmoins, afin d’éviter des désagréments, il joue, avec constance, le rôle d’un père de famille responsable, qui apprécie ses proches et mène une vie rangée. Par ailleurs, le personnage principal ne semble plus apte à relever d’importants défis sur le plan professionnel ou sur le plan littéraire, même s’il possède une irré­cusable compétence et qu’il a déjà écrit un recueil de nouvelles que l’on a publié. Ayant soin de ne pas sombrer dans le schématisme, Ouellet et Parr suggèrent habilement au spectateur pourquoi Ben ressent un sentiment d’absurdité face à l’existence, malgré l’indéniable réussite qu’il connaît sur le plan social. En ce qui a trait à Mercedes, le cinéaste et la scénariste la décrivent comme une jeune femme idéaliste, moderne, roman­tique, rêvant de vivre une liaison amoureuse fusionnelle avec un homme qui serait éperdument épris d’elle. A priori, elle souhaiterait entretenir une relation éminemment sentimentale avec son amant, Luc. Toutefois, celui-ci se soucie davantage de son avancement professionnel que du bonheur de Mercedes. Dans ces circonstances, on comprend aisément pourquoi cette dernière en vient à se détourner du jeune homme pour entreprendre un jeu de la séduction soutenu, où se mêlent l’audace et la prudence, par rapport à son professeur de littérature. Cependant, la jeune étudiante francophone ne soupçonne pas jusqu’à quel point cette démarche va transformer sa vie et celle de Ben…

Des désirs incompatibles

Si le long métrage de Rafaël Ouellet s’avère particulièrement impressionnant, c’est surtout grâce à la qualité de sa mise en scène. En excellent technicien, voire en esthète, Ouellet a tracé un axe spatio-temporel harmonieux dans lequel les cadrages, les éclairages, les couleurs, la durée des plans et les composantes musicales sont très soignés. Cependant, au-delà de la beauté plastique et sonore de son film, le réalisateur demeure très attentif aux émotions furtives de ses personnages, à leur évolution psychique, ainsi qu’au contexte socioculturel au sein duquel ils se meuvent. Dans cette perspective, on sera sensible aux scènes d’amour charnel circonstanciées unissant Ben et Mercedes que le cinéaste dépeint, souvent dans la continuité. Refusant de procéder à des ellipses académiques pour éviter de choquer le spectateur pudique ou de verser dans le voyeurisme réducteur pour exciter l’amateur de sensations fortes, Ouellet nous révèle qu’à travers certaines de ses relations sexuelles, l’enseignant traduit sa forte volonté de domination physique aux dépens de son étudiante [1]. Pourquoi le protagoniste adopte-t-il une telle attitude ? Parce qu’il tente désespérément de surmonter son sentiment d’échec face à la vie, sa hantise par rapport au vieillissement et à la mort. De cette façon, il en vient à ignorer les désirs distincts de sa partenaire et à ne la considérer que comme un objet sexuel. Lorsque la jeune femme prendra pleinement conscience de ce phénomène, elle remettra en question la liaison amoureuse qu’elle entretient avec l’enseignant. À l’opposé de cet admirateur avoué de l’œuvre de Tchekhov, Mercedes acquiert légitimement la conviction qu’ils ne pourront pas vivre ensemble une relation de couple qui satisfera les attentes de chacun d’entre eux.

En intitulant leur œuvre Gurov et Anna, Rafaël Ouellet et Celeste Parr ont rendu un hommage senti à Anton Tchekhov ainsi qu’au caractère indé­modable de La dame au petit chien. Cela dit, ils se sont montrés novateurs afin d’éviter que leur long métrage ne constitue qu’une espèce de démarcage de la nouvelle de Tchekhov ou des adaptations cinématographiques que l’on a tirées de cette création littéraire. Évidemment, le tandem d’auteurs explore beaucoup plus, dans ce film, le thème de l’érotisme que l’écrivain russe ne le faisait à travers son conte. Or, le cinéaste et la scénariste posent un regard exempt de complaisance sur les relations de couples du début du troisième millénaire. Même si la dimension philosophique de leur narration n’est pas aussi appro­fondie qu’on pourrait le souhaiter, cette œuvre intimiste se révèle globalement fort réussie. Par conséquent, il faut souhaiter que Ouellet et Parr puissent de nouveau collaborer à la création d’un film, dans un avenir rapproché, puisqu’ils sont parvenus conjointement à dépeindre les mœurs de leurs contemporains en témoignant d’une incontestable lucidité.


[1Précisons que lorsqu’il assujettit Mercedes à ses fantasmes érotiques, Ben inscrit ses gestes d’affirmation du pouvoir dans la lignée de la domination intellectuelle et linguistique qu’il parvient à imposer à la jeune femme.

Thèmes de recherche Cinéma, Littérature
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