Illusions perdues, le journalisme au goût du jour

No 92 - été 2022

Culture

Illusions perdues, le journalisme au goût du jour

Claude Vaillancourt

Le film Illusions perdues de Xavier Giannoli aborde de front la question du journalisme. Dans son adaptation du grand roman de Balzac, le cinéaste cherche à faire le pont entre les préoccupations d’hier et celles d’aujourd’hui.

Ce film est incontestablement un beau spectacle. Il offre tout ce qu’il faut pour séduire les personnes qui aiment le genre : reconstitution historique réussie, jeu convaincant des acteurs et actrices, scénario bien ficelé, décors et costumes éblouissants. Avec en prime une critique bien appuyée du milieu journalistique qui trouve des échos aujourd’hui.

Adapter au cinéma ce chef-d’œuvre de Balzac est bien sûr un défi considérable. Le roman foisonne de personnages. Son histoire s’inscrit dans un contexte social et politique complexe. Comme toujours, Balzac s’impose en tant que narrateur à la fois moraliste et cynique. Une adaptation d’un tel roman, ainsi que celle de toute œuvre volumineuse et marquante, exige au départ de faire des choix déchirants.

Ceux de Giannoli ont le mérite d’être clairs : le réalisateur a décidé de rendre Balzac actuel, de montrer comment les observations de l’auteur sont toujours justes aujourd’hui et nous aident à comprendre le monde moderne. Une sorte de Devoir de philo à grand déploiement. Quitte à tordre un peu le cou à l’œuvre originale et à détourner le propos pour le mettre au goût du jour.

Les scénaristes se sont permis une réécriture du roman, qui n’est plus celui de Balzac, mais celui d’un de ses personnages, Nathan, le narrateur dans le film (joué par Xavier Dolan). Ce personnage tisse des liens entre l’époque de Balzac et la nôtre en utilisant un vocabulaire parfois anachronique ; il nous explique certaines réalités de l’époque, comme s’il était un historien plutôt qu’un contemporain : il nous décrit, en de courtes parenthèses, le fonctionnement du journalisme, le chaos au Palais-Royal, grand lieu de débauche, la rivalité entre les théâtres du Boulevard du crime.

C’est le métier de journaliste qui obtient la plus grande attention du réalisateur. Celui-ci est expliqué en des termes qui résonnent clairement auprès des spectateurs d’aujourd’hui, mais qui sont absents de l’œuvre de Balzac. On nous parle de « fausses nouvelles », d’« actionnaires » en quête de profits, de vente de publicité dans les journaux.

Le portrait reste très négatif. Alors que dans le roman, la charge contre ce milieu est contrebalancée par un groupe de personnages aux aspirations élevées, le Cénacle, mené par l’écrivain d’Arthez, le film n’a rien pour atténuer ses attaques qui visent, dans un défoulement jouissif, tant le journalisme d’hier que celui d’aujourd’hui. Certes, les critiques de Balzac revues par Giannoli ont le mérite d’être parfois justes, dans une certaine mesure. Elles montrent comment le capitalisme (naissant à l’époque et persistant aujourd’hui), la cupidité et l’ambition rendent obsolète la recherche de vérité.

À ce portrait taillé grossièrement s’ajoutent quelques anachronismes volontaires conçus pour ajouter au plaisir : une citation d’Oscar Wilde ; une allusion à Emmanuel Macron (un personnage déplore qu’un banquier puisse devenir chef d’État) ; une situation improbable pour l’époque – le personnage principal, Lucien, un ambitieux fauché, devenant serveur dans un restaurant comme n’importe quel étudiant aujourd’hui.

Alors que le cinéaste ne craint pas d’ajouter quelques petites doses de cynisme, il choisit cependant de transformer en personnage romantique la première amante de Lucien, une aristocrate sérieusement écorchée par Balzac. Étrange choix.

À vouloir à tout prix rendre digeste cette histoire pour le public d’aujourd’hui, c’est la substance même de la pensée de Balzac qu’on perd en grande partie : une vision plus subtile des tiraillements entre le bien et le mal, une critique sociale plus incisive. Mais aussi sa verve, sa vision verticale de la société qui nous permet d’en saisir le plein foisonnement dans la confrontation des classes sociales et des intérêts politiques. Peut-être fallait-il assumer que le journalisme de l’époque ait de bonnes différences avec celui d’aujourd’hui, que ses pratiques et sa corruption, décrites par Balzac, échappent à la volonté de modernisation. S’en tenir de façon plus serrée à l’univers de l’écrivain, sans prendre le public par la main, aurait permis à celui-ci de tisser ses propres liens avec notre réalité, d’en tirer ses conclusions.

Cela dit, voyez tout de même Illusions perdues ! Le film de Giannoli reste d’une grande intelligence, un spectacle superbe, disais-je. Mais faites encore mieux, si vous avez le temps : abandonnez-vous à la lecture du roman.

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