Culture
Devant le laid
Et si la laideur de notre monde n’était pas le fruit du hasard, mais plutôt d’un système économique qui, dans sa quête d’efficacité et sa réduction de toutes choses à sa valeur marchande, piétine la créativité et le souci de la beauté ? Il nous faudrait alors imaginer une politique du beau.
Le Québec bâti est laid, cet état de fait n’est pas né d’hier. La destruction systématique et sans appel d’un patrimoine naturel splendide est un trait de notre caractère national, une part de ce qui fait de nous un peuple. En phase avec l’air du temps, depuis 1950 nous avons accéléré la spoliation, détruisant au passage une bonne partie des quelques éléments architecturaux à peu près intéressants que nous avaient légué les précédentes générations.
Le Québec a aussi une longue tradition critique de ce saccage. Marie-Hélène Voyer la parcourt dans L’habitude des ruines, croisant les écrits de Jacques Ferron, Fernand Dumont, Serge Bouchard, Jean-François Nadeau et les photos d’Isabelle Hayeur. Voyer contribue à ce courant par un état des lieux sensible et ancré dans notre rapport au territoire. L’écriture de Voyer fait du constat de la laideur une affaire intime. Une proximité qui permet d’en mesurer l’étendue. Elle regrette la généralisation d’un fonctionnalisme bête et cheap qui va de la construction d’autoroutes à l’abandon de l’art public, en passant par l’érection de McMansions sur des terres agricoles. La laideur révèle ici l’irresponsabilité, et là, la médiocrité.
Politique de la laideur
Tous les jours, le laid nous saute au visage. On reste étonné qu’il ne suscite pas plus de réactions, de mobilisation politique. L’exposé de Marie-Hélène Voyer, comme ceux de ses prédécesseur·es, convainc sans peine. Pourtant, personne ne s’organise pour combattre la monstruosité ambiante. Bien sûr, il y a des luttes ciblées devant une horreur spécifique et particulièrement odieuse – on peut penser à RoyalMount ou au troisième lien – ou pour protéger un bâtiment historique en voie d’être remplacé par un stationnement. Cependant, personne ne se rassemble ou ne se mobilise pour s’attaquer au laid en général. Face à un problème si concret et si étendu, on peut quand même être étonné d’un tel vide politique.
Simon-Pierre Beaudet a peut-être été membre de ce qui s’est rapproché le plus d’une organisation contre le laid quand il faisait partie de La conspiration dépressionniste. Le ton sans compromis et mordant de cette revue, l’exposition froide et documentée de la banalité de la laideur de nos vies, le lien avec le capitalisme : tout y était. Malgré un succès d’estime, ce que ses fans (j’en étais) ont appelé la Consdep est demeuré une revue confidentielle. Les pleines pages de textes denses, les références érudites et le mépris affiché face à la bêtise plaisaient bien à quelques gauchistes en manque d’écriture baveuse, mais les clients du Maxi n’en discutaient pas pour autant en attendant à la caisse.
Le récent recueil d’articles et de chroniques de Beaudet, Ils mangent dans leurs chars, reprend les thèmes qu’on lui connaît désormais. Le dépressionnisme de la ville de Québec en prend pour son rhume, tout comme ses nombreux promoteurs. De toute évidence, son sujet de prédilection n’est pas épuisé et Beaudet montre bien que la dynamique politique propre à la ville de Québec le renouvelle sans cesse. Pour lui, le moteur de cette dynamique, c’est la propagande des radios-poubelles. Ces dernières sont au cœur de l’adhésion militante d’une partie de la population au dépressionnisme. Elles l’ont transformé en projet politique, créant de toutes pièces les organisations et les personnalités pour le soutenir. La démarche entreprise par Simon-Pierre Beaudet nous permet de comprendre comment la laideur a bel et bien été politisée, mais dans le but d’en faire la promotion et d’étendre son emprise.
Dégradation du travail et production du laid
Pourrait-on construire des mouvements à l’inverse ? Est-il possible de bâtir une option politique contre le glauque ? John Bellamy Foster retrace méticuleusement le lien entre socialisme et écologie dans The Return of Nature. Il consacre trois chapitres de cet exercice imposant à William Morris. Ce socialiste du 19e siècle, considéré aujourd’hui comme le père du design, défendait que l’un des plus grands maux du capitalisme était d’avoir détruit l’art. Pas l’art des grands artistes (qu’il nomme l’art intellectuel), mais celui fait par les artisan·es et les travailleur·euses (l’art décoratif). Comme le monde est le produit du travail, sa beauté ou sa laideur résulte de l’attention qu’on met à produire des belles choses pour peupler notre quotidien.
Pour Morris, l’industrialisation et la recherche du profit ont détruit l’art décoratif, laissant nos vies chargées d’objets hideux pensés d’abord pour être vendus. Figure immensément populaire de son époque, Morris défend que la production du laid est pénible et dégradante pour les travailleur·euses. Elle les prive de leur capacité de création, d’offrir leur propre contribution au monde qui les entoure.
Morris réussissait alors à établir une connexion importante : le moche n’était plus un monde donné et déjà-là qu’il nous faudrait adopter ou rejeter, mais le produit de notre activité. Cette activité, la production du laid, pouvait être l’objet d’une critique, d’une mobilisation et d’un changement.
Dépourvue de cette connexion, la critique actuelle des disgrâces de nos quotidiens passe pour snob et méprisante ou pour un souci bourgeois sans lien avec la vie des gens. Si on dit que les banlieues sont hideuses, on nous reproche de blâmer ceux et celles qui y vivent. De même, si on soutient que la logique du char transforme l’espace commun en immondice, on nous accuse d’être des esthètes qui n’ont pas de souci pour les obligations du quotidien. Rendre visible la connexion entre notre activité et l’horreur ambiante, est-ce encore possible aujourd’hui ? Probablement pas sous la forme que Morris proposait il y a plus d’un siècle. Les artisan·es en deuil de leur inventivité parce que poussé·es vers les chaînes de montage sont mort·es depuis longtemps dans les pays du Nord global…
Laideur pressée
L’impression de faire un travail vide de sens n’est pas partie avec eux pour autant. On a qu’à penser à ces bullshit jobs, notion qu’a popularisée le regretté David Graeber dans son essai choc, dont la traduction française a récemment été rééditée en format poche par Les liens qui libèrent. Occuper un emploi qui ne change rien et dont personne n’a vraiment besoin, brasser des papiers dans un bureau ou occuper une fonction de stricte surveillance ou d’approbation, c’est la manufacture de l’Occident d’aujourd’hui. Est-ce pour autant producteur de laideur ?
La fonction première du boulot inutile, c’est de prendre du temps, d’occuper la journée, nous dit Graeber. Le temps libre est trop dangereux pour l’ordre social dominant. Avec le travail qui bouffe le temps sans offrir de sens en retour, on veut pouvoir régler toutes les autres obligations rapidement pour trouver le sens perdu dans le loisir. Le transport, l’épicerie, la visite chez le dentiste ou le cours de danse des enfants : tout doit se faire vite. Cette volonté de gagner du temps parce qu’on perd une vaste part de nos vies dans une job inutile génère le désir d’autoroutes et de troisième lien.
Si on considère que le dépressionnisme est d’abord un mode de vie, alors la lutte contre le laid dépasse résolument la superficialité bourgeoise qui lève le nez sur les choses qui lui déplaisent. On nourrit cependant la critique mentionnée plus haut selon laquelle en attaquant le laid, on attaque les gens qui y vivent. En fait, on le fait d’autant plus quand on critique un certain « style de vie », la responsabilité de chacun étant mise en jeu, qu’on le veuille ou non.
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Une voie de sortie serait probablement de répondre à la laideur par la beauté, de proposer plutôt que de critiquer. Il est bien possible, d’ailleurs, que nous ayons, à gauche, oublié de dire que le monde d’après le capitalisme générera de beaux lieux où vivre. Peut-être avons-nous de la difficulté à nous-mêmes les imaginer, ces lieux ? William Morris proposait une esthétique du socialisme, en avons-nous encore une ?