Pouvoir oublier

No 92 - été 2022

Mémoire des luttes

Pouvoir oublier

Pierre-Luc Junet

Le documentaire Pouvoir oublier relate l’insurrection ouvrière de 1972 à Sept-Îles. Son titre polysémique veut repenser les chemins de la mémoire.

Homère, dans L’Odyssée, raconte l’arrivée d’Ulysse sur l’île des Lotophages, où on consomme le lotos, une plante qui a la particularité de faire oublier aux personnes qui en mangent qui elles sont et d’où elles viennent. Sur cette île de l’oubli, on vit loin des souffrances de la vie mais sans responsabilité, sans objectif à accomplir, dans le plaisir continuel. C’est pourquoi Ulysse doit ramener par la force ceux de ses compagnons qui souhaitent rester sur l’île. Ainsi vont la civilisation et le progrès : il faut lutter contre la tentation de l’oubli en entretenant la mémoire historique, en lui donnant un sens, une direction générale, sans quoi, pas moyen de se projeter dans l’avenir – comme Ulysse qui doit garder la mémoire et ne jamais s’arrêter, s’il espère accomplir son projet de rentrer à Ithaque.

Mais rentrer à Ithaque ou ailleurs, c’est encore donner le dernier mot au passé, à la tradition, au mythe d’une identité nationale qu’on pourrait retrouver pure et intacte au bout du voyage. Protéger la mémoire contre l’oubli, c’est aussi conserver le passé, et le défendre contre l’irruption du nouveau. Pour Nietzsche, qui prend à revers la conception d’Ulysse, l’oubli peut au contraire avoir une fonction positive : il s’agirait d’un « pouvoir actif, une faculté d’enrayer » le lourd poids du passé toujours ressassé, puisqu’on doit de temps en temps « fermer les portes et les fenêtres de la conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles ».

Oublier pour mieux se souvenir

Le titre de notre film peut se comprendre comme un désir de prendre à rebours un récit collectif consensuel, en allant chercher ses failles dans les discours dominants. Paradoxalement, oublier le récit dominant, c’est par la même occasion mieux redécouvrir ce qui, dans notre mémoire commune, est passé sous silence, diminué, réduit à l’anecdotique, ce qui pourrait brusquer le fil continu et lisse d’une histoire renvoyant à la seule action d’illustres personnages. Ce qui est passé sous silence, dans les récits historiques mythifiés, c’est l’évènement lui-même, l’ouverture vers un monde nouveau qu’il a brièvement représenté. L’énergie créatrice de nouveau, celle qui est apparue — pour aussitôt disparaître — au cœur de l’événement, ne se retrouve pas dans les récits historiques qui se servent de la connaissance du passé pour interdire tout changement dans le présent.

Oublier, donc, ne veut pas forcément dire se condamner à répéter aveuglément le passé, comme on le pense trop souvent. Oublier, c’est aussi se donner la possibilité de commencer quelque chose de nouveau. Et tous ces récits historiques qui considèrent d’emblée les illustres personnages (à savoir les élu·es et les chef·fes) comme mandataires de masses sans visage, il faut savoir les oublier, pour retrouver l’énergie démocratique à l’œuvre dans l’événement. Car, écrivait Borduas dans le Refus global : «  Il est naïf et malsain de considérer les hommes et les choses de l’histoire dans l’angle amplificateur de la renommée qui leur prête des qualités inaccessibles à l’homme présent. »

Un nouveau récit

Au récit mythique de la Révolution tranquille, cristallisé dans sa devise « je me souviens », nous opposons la revendication de pouvoir oublier. Pouvoir oublier ce qui fige l’histoire et la transforme en butin culturel. Pouvoir oublier ce qui bloque l’énergie du commencement, celle qui s’est manifestée lorsque quelques militant·es de Sept-Îles ont pensé un instant qu’ils et elles pourraient tout changer, mais que leurs rêves et leurs luttes se sont fracassés sur le mur du réalisme des crises économiques successives, de la répression des grèves et des désillusions politiques.

Nous aurions alors pu conjuguer le titre autrement, soit Pouvoir oublié, pour mettre l’emphase sur cette mobilisation populaire exceptionnelle et cette force collective qui détonne avec notre époque si cynique en comparaison. C’est cette volonté de casser le système et de mettre en branle un véritable pouvoir ouvrier que les protagonistes d’autrefois préfèrent aujourd’hui éponger de leur mémoire, tant leurs idées de jeunesse leur paraissent aujourd’hui naïves et démodées – mais aussi parce que l’histoire, cette machine cruelle, leur rappelle leurs trop nombreuses défaites.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème