David Graeber et David Wengrow
Au commencement était... une nouvelle histoire de l’humanité
David Graeber et David Wengrow, Au commencement était... une nouvelle histoire de l’humanité, Les liens qui libèrent, 2021, 752 pages. Traduit de l’anglais par Élise Roy.
Au commencement était nous plonge dans le paléolithique et le néolithique, dans plusieurs régions du globe qui ont vu l’émergence de civilisations anciennes. Ce livre est l’aboutissement d’une décennie d’échanges entre l’anthropologue David Græber et l’archéologue David Wengrow. Il devait être le premier d’une séquence de trois où les deux auteurs allaient poursuivre leur réflexion. Le décès de David Græber en septembre 2020 a limité ce projet à ce premier volume, terminé quelques semaines auparavant.
L’ouvrage propose une alternative à la vulgate soutenue par des auteurs tels que Jared Diamond ou Yuval Noah Harari selon laquelle il y avait de petites communautés de chasseurs-cueilleurs, plus ou moins égalitaires, jusqu’à ce que l’adoption de l’agriculture vienne perturber cet « état de nature », plongeant alors l’humanité dans une dynamique inéluctable, allant des surplus alimentaires à la croissance démographique, de la spécialisation des tâches à la hiérarchie sociale, de la propriété privée aux inégalités économiques, jusqu’aux premiers États. Depuis Hobbes et Rousseau, l’état de nature initial a pu être imaginé de différentes manières, mais il reste que le passage à l’agriculture est demeuré conçu comme un point de non-retour, devenu plus récemment « la pire erreur de l’histoire de l’humanité », selon Jared Diamond. Chapitre après chapitre, les concepts à la base de cette dynamique sont remis en question.
Dans la relecture de l’histoire proposée par Graeber et Wengrow, les membres de ces communautés des époques lointaines retrouvent une conscience politique que les auteurs estiment souvent oubliée par les spécialistes. Habituellement considérée comme un produit des Lumières, cette omission a fini par forger l’idée de communautés préhistoriques suivant aveuglément la tradition ou la volonté des dieux, sans délibérations ni choix éclairés. Des sites archéologiques comme Göbekli Tepe en Turquie ou Poverty Point en Amérique du Nord démontrent plutôt que l’agriculture a été pratiquée conjointement avec la chasse et la cueillette dans une alternance saisonnière associée à des organisations sociales distinctes, plus ou moins hiérarchiques ou autoritaires selon les contextes. Même un site comme Çatal Höyük en Turquie, présenté depuis longtemps comme l’un des plus anciens villages agricoles, indique selon les auteurs qu’une telle alternance y a eu cours pendant quelques millénaires. Les anciennes grandes cités-États de Mésopotamie, de Chine ou de Mésoamérique n’avaient rien à envier à la démocratie athénienne. Les auteurs démontrent que les assemblées délibérantes y étaient, à tout le moins, tout aussi présentes que les administrations centralisées et autoritaires. L’analyse de la cité-État de Tlaxcala, ville ennemie des Aztèques, est ici des plus intéressantes.
Si les communautés humaines ont alterné entre différentes organisations sociales et sont passées d’un mode de subsistance à un autre sur une période de quelques millénaires, la question est davantage de savoir comment, dans différentes régions, les communautés en sont venues à être prises dans une organisation sociale ne semblant plus permettre la moindre flexibilité. Les auteurs répondent à cette question en réfléchissant au concept d’État et en nous rappelant que l’histoire est toujours singulière et qu’il est réducteur et hasardeux de tenter d’identifier des dynamiques qui se seraient répétées dans tous les contextes.
Parmi les nombreuses idées et hypothèses avancées dans ce livre, certaines pourraient vous sembler très spéculatives, mais elles ouvrent des possibilités intéressantes et stimulantes pour la recherche à venir.