Dossier : Bibliothèques. Enjeux (…)

Dossier : Bibliothèques. Enjeux et mutations

Les archives : des alternatives à l’exclusion officielle

Anne Klein, Annaëlle Winand

Les bibliothèques et les archives ont des fonctions et des missions très différentes. À la différence des premières, les archives sont des lieux de légitimation et de conservation de la mémoire collective. Avoir des archives, c’est avoir une existence sociale reconnue, c’est sortir de la marge pour entrer dans la norme.

Les archives sont des ensembles de documents produits par les activités humaines. Elles représentent d’abord un soutien à ces activités et ce soutien se manifeste par la fonction de preuve assignée aux documents ou par leur capacité à rappeler les événements passés. Avant d’être des institutions, les archives sont donc des outils utilisés par les entreprises, les ministères et organismes publics, les associations et centres communautaires, mais aussi, au quotidien, par chacun·e d’entre nous.

Depuis notre acte de naissance jusqu’à nos fiches de salaire en passant par nos factures et relevés de compte bancaire, tous les documents que nous accumulons sont un moyen de s’assurer de notre intégration à l’ordre social. D’un autre côté, pour les entreprises et les États eux-mêmes, les documents sont le moyen de justifier leur exercice du pouvoir. Une fois leur durée utile écoulée, les documents sont parfois sélectionnés pour entrer aux archives. Ils acquièrent alors une valeur censément reconnue par l’ensemble de la collectivité du fait de la fonction qu’on leur assigne de représenter cette collectivité.

Exclusion et légitimation

Pourtant, nombre d’entre nous ne se retrouvent dans les archives que par le biais des dossiers de police, des services sociaux ou d’employés. Or, plusieurs ensembles documentaires sont écartés du geste archivistique. Ils semblent n’avoir aucune valeur pour les archivistes qui sélectionnent ce qui deviendra la mémoire collective selon des critères fondés sur les valeurs de la société qui leur est contemporaine. En ce sens, les archives sont bel et bien représentatives de la société qui les produit : en premier lieu, elles excluent ; en second lieu, elles légitiment.

Elles excluent, on l’aura compris, tous ceux et celles qui, de fait ou par choix, se retrouvent à la marge. Les archives contribuent à la ligne de partage entre norme et marge, elles distinguent. Il suffit de parcourir les salles d’inventaires pour y constater non pas tant l’absence des « vies minuscules » ou la « vie des hommes infâmes » [1] que l’absence d’ensembles documentaires que les personnes et groupes exclus, réprouvés, dominés auraient générés au cours de leurs activités.

Elles légitiment en ce sens que, par la représentation qu’elles fournissent de la société, les archives en permettent la reproduction et le prolongement. C’est ainsi qu’au Canada, avec l’intégration à la norme de groupes tels les communautés gaies d’abord, puis lesbiennes, apparaissent des centres d’archives propres à ces groupes [2]. Cependant, ils ne sont pas intégrés aux archives nationales, ils ne sont pas partie prenante de la mémoire collective. Si ces centres d’archives constituent des lieux de mémoire liés à la victoire relative de ces groupes dans leur lutte pour la reconnaissance, c’est de la seule mémoire de ces communautés qu’ils sont le lieu. Le fait qu’il soit nécessaire, mais possible, d’avoir des centres distincts est un signe de l’intégration graduelle et partielle de ces groupes à la norme.

Archives alternatives

Malgré tout, certains ont vu dans les archives autre chose que ce rapport de pouvoir. Rick Prelinger, archiviste et cinéaste américain, joue de cette tension entre reconnaissance institutionnelle et rejet sociétal. Au début des années 1980, il fonde les Prelinger Archives, qui ont pour but de collecter, préserver et faciliter l’accès à des films qui n’ont pas été conservés ailleurs [3]. Il s’agit principalement de films qualifiés d’éphémères, c’est-à-dire des films destinés à un usage ponctuel dans un contexte spécifique et souvent disqualifiés par les institutions d’archives pour cette raison. Ces films sont généralement produits pour fabriquer et maintenir le consensus social. On trouve ainsi dans sa collection des films éducatifs, industriels, commerciaux, gouvernementaux et amateurs.

Ici, c’est la démarche qui compte plutôt que les objets collectés : non seulement Prelinger donne accès gratuitement, via le site de l’Internet Archive (archive.org), à une partie des documents qu’il a rassemblés, mais surtout, il incite à les télécharger, à les manipuler et à les diffuser de nouveau de manière totalement libre.

Prelinger interroge deux aspects des institutions officielles. D’un côté, il devient évident que ces dernières ne collectent pas tout ce qui est représentatif de nos sociétés ; de l’autre, on constate que l’utilisation des archives qu’elles conservent est soumise à différentes conditions puisqu’on ne peut pas réutiliser comme on veut un document d’archives, notamment pour des questions légales. Ce dernier point est un obstacle à l’appropriation de la mémoire collective. Ainsi, si des kilomètres de documents sont conservés, ils sont souvent difficilement réutilisables, sauf pour en faire un usage traditionnel (histoire ou généalogie).

L’initiative de Prelinger participe d’un mouvement plus large de personnes et de groupes qui endossent le rôle des archivistes à l’heure numérique. Cela permet à qui le souhaite de présenter son travail de collecte, généralement de documents et objets qui ne sont conservés dans aucune institution officielle. On trouve ainsi sur Internet un nombre grandissant de communautés qui archivent leurs propres activités. Que ces archives soient ou non pérennes, le fait même qu’elles existent est révélateur d’un manque que les archives officielles ne semblent pas en mesure de combler.

Cependant, en revendiquant le terme d’« archives » pour leurs collections, ces personnes et ces groupes donnent, en quelque sorte, une légitimité à leur travail de conservation tout autant qu’à la mémoire particulière qui en est l’objet en les rapprochant des pratiques institutionnelles. Signe de l’évolution d’une société dont l’unité a été fondée à partir de l’idée d’État, ces pratiques d’archives alternatives offrent des lieux de mémoire à ce qui est exclu par l’État lui-même et la norme qu’il représente. Les archives seraient alors l’ensemble de ces pratiques de conservation : celles de l’État et des institutions officielles et celles, alternatives, qui en sont le pendant.


[1Les expressions sont respectivement de Pierre Michon et Michel Foucault. Voir Philippe Artières, « Mémoire LGBT : sortons nos archives du placard ! », Libération, 16 septembre 2017. Disponible en ligne.

[2Archives gaies du Québec (agq.qc.ca) et Canadian Lesbian and Gay Archives (clga.ca).

[3Une partie des Prelinger Archives est accessible en ligne.

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