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Faire des milliards avec l’éducation
Connaissez-vous Bertil Hult ? Selon le magazine Forbes, il s’agit d’une des personnes les plus riches du monde. Sa richesse extraordinaire (évaluée à 4 milliards$) lui vient d’entreprises spécialisées en éducation. Elle est la preuve tangible que le commerce des services de l’éducation peut devenir une affaire particulièrement fructueuse, aux dépens de l’école publique.
La biographie de Bertil Hult ressemble à un beau roman d’apprentissage [1]. À cause de sa dyslexie, il n’a pas pu poursuivre son parcours scolaire jusqu’au bout. Mais il s’est vengé de cette ingrate destinée en lançant des entreprises qui lui ont permis de transformer l’éducation en une véritable mine d’or : il a organisé des voyages à l’étranger pour y apprendre l’anglais, puis il a développé des programmes de formation linguistique et a fondé une école spécialisée en gestion.
Aujourd’hui, ses deux grandes firmes se portent à merveille : Education First (EF) continue à miser sur l’apprentissage des langues, tandis que la modestement nommée Hult International Business School forme, selon les dires de la compagnie, « de nombreux chefs d’entreprise du monde entier ». À suivre la belle histoire de Bertil Hult, on devrait ressentir de la gratitude à son égard pour avoir permis à tant de jeunes et moins jeunes de voyager et d’apprendre une langue étrangère en même temps. Or, à lire entre les lignes de son histoire personnelle, on comprend rapidement que le succès de cet homme d’affaires est lié à l’affaiblissement de l’éducation publique et au développement de l’idéologie néolibérale.
En effet, EF reconnaît que le « climat favorable des administrations Reagan et Thatcher envers les entreprises aide de nombreuses marques à se mondialiser ». La compagnie vante le prestige de sa marque, l’efficacité de son logo et l’importance de son expansion internationale – de bien curieuses garanties de qualité. Bien que ses enseignements se fassent en plusieurs langues, on ne se tracasse tout de même pas trop avec la diversité culturelle : « Des millions de personnes aspirent désormais à voir du pays et à parler la nouvelle langue mondiale : l’anglais. » Et on n’y enseigne pas n’importe quel anglais, mais bien celui des affaires.
Laureate, l’instabilité boursière et le clan Clinton
Les entreprises de Bertil Hult sont l’un des visages de l’éducation marchandisée telle qu’elle se répand à travers le monde. Le conglomérat des grandes entreprises de l’éducation brasse des milliards de dollars en vendant ses produits et services dans un monde qui n’a plus de frontières. Des compagnies comme Pearson, Apollo Group, Laureate, Benesse Education, Kaplan, McGraw-Hill, toutes cotées en Bourse, s’infiltrent partout où elles peuvent réaliser des profits et hausser les rentes de leurs actionnaires. Le gouvernement britannique chiffrait à 20 milliards$ les revenus combinés de ces entreprises en 2011.
L’une des plus honorables est la chaîne d’universités étatsunienne Laureate, avec ses 70 campus dans 25 pays et son million d’étudiant·e·s. Les deux tiers de ses profits se font en Amérique du Sud, lieu propice à l’expansion des universités privées. Cette entreprise attire la « clientèle » par des campagnes de marketing et des annonces publicitaires à la télévision. Selon le Washington Post, elle consacrerait 200 millions$ par année à ces dépenses.
Les critiques suscitées par cette entreprise sont nombreuses : elle aurait trafiqué son statut d’université à but lucratif pour pouvoir rester au Chili (qui a interdit ce genre d’entreprise) ; elle a fait l’objet de plaintes d’étudiant·e·s insatisfait·e·s de la formation reçue au Brésil, au Chili et aux États-Unis ; elle a été accueillie à bras ouverts en Turquie par le président autoritaire Recep Tayyip Erdoğan, ami de la maison ; elle demeure davantage préoccupée par sa performance à l’indice boursier NASDAQ (un rendement d’ailleurs particulièrement instable) que par la qualité de ses cours.
Lors de la dernière campagne électorale aux États-Unis, Laureate s’est fait connaître par son alliance avec le clan Clinton. L’entreprise a payé pas moins de 17,6 millions$ à l’ex-président étatsunien pour vanter à travers le monde les mérites de l’entreprise. Pour ce modeste revenu, Bill Clinton a joué au commis voyageur dans 14 succursales de l’université réparties dans 12 pays. Ceci est une pratique courante pour cette compagnie qui s’est servi de personnalités aussi connues que George Soros, Condoleezza Rice, Álvaro Uribe, Tony Blair, sans oublier Erdoğan. Après avoir payé ses conférenciers coûteux, ses campagnes publicitaires et ses actionnaires, on peut se demander ce qui reste pour le personnel et le corps enseignant dans ces entreprises.
Bill Clinton, qui a choisi de rentabiliser au maximum son statut d’ex-président, a bien compris que son prestige pouvait servir aux multinationales de l’éducation. Il est aussi un ami de la Hult International Business School, pour laquelle il a généreusement distribué le Hult Prize (qui récompense une personne ambitionnant de résoudre « les problèmes les plus ardus de la planète par l’entrepreneuriat social »). Son association avec Laureate a cependant causé des remous : selon CNN, Clinton a reçu, en plus de son salaire, un don évalué entre 1 et 5 millions$ pour sa fondation, pendant que son épouse, en pleine campagne électorale, parlait des problèmes causés par les universités privées sans jamais mentionner Laureate.
Pearson, championne des tests standardisés
Pearson est peut-être la plus puissante des multinationales de l’éducation. Importante éditrice de manuels scolaires, elle a su diversifier sa production en achetant entre autres le Financial Times et se développer dans un champ particulièrement nuisible : celui des tests standardisés aux États-Unis.
Ces tests se sont répandus à la suite d’un programme mis en place par le gouvernement de George W. Bush, au nom si attrayant – No Child Left Behind – que personne ne pouvait s’y opposer. Mais le moyen trouvé pour n’abandonner aucun enfant a été de leur imposer des tests à choix multiples, conçus et administrés par l’entreprise privée. Pearson domine largement ce marché très lucratif en occupant une part de 60%. Bien qu’anglaise, elle réalise maintenant 60% de son chiffre d’affaires en Amérique du Nord.
Les objections devant ces tests standardisés sont tellement nombreuses qu’on en vient à se demander comment il est possible de les appliquer encore, si ce n’est en raison du lobbying intensif d’une entreprise si puissante. Ces tests réduisent grandement l’autonomie professionnelle des enseignant·e·s en faisant d’eux des instruments pour en faciliter la réussite. Pearson et ses semblables deviennent les véritables maîtres dans les écoles : en contrôlant les processus d’évaluation, ils déterminent aussi le contenu des cours et les exercices faits en classe.
Les tests à choix multiples sont un processus d’évaluation dont l’efficacité est très limitée : ils n’acceptent qu’une seule réponse, ne permettent pas de la nuancer, ne considèrent qu’une seule façon de raisonner, n’accordent aucun point de compensation à une réponse qui se rapprocherait de la bonne. Ils créent un stress insoutenable chez de nombreux enfants dont l’avenir est lié à cette évaluation mécanique. Ces derniers tombent malades, vomissent, ont des pensées suicidaires.
Le programme No Child Left Behind a été créé à cause des performances jugées insuffisantes chez les jeunes Étatsunien·ne·s. Après des années de cette médecine, leurs résultats sont moins bons qu’ils ne l’étaient, surtout en mathématiques, dans les tests PISA — une mesure internationale créée par l’OCDE, par ailleurs très discutée, permettant de comparer les performances scolaires des élèves de différents pays.
Ces grandes entreprises de l’éducation sont peu implantées au Québec. Mais leurs pratiques donnent une excellente idée de ce que pourrait être une éducation laissée davantage à l’entreprise privée dans un contexte de déréglementation. Pour toutes les personnes qui ont l’éducation à cœur, l’idée de penser à l’éducation en fonction de sa rentabilité est une immense aberration. Il en résulte une série de pratiques qui vont à l’encontre d’un enseignement équitable, axé sur les besoins des étudiant·e·s et du monde dans lequel ils auront l’occasion d’évoluer.
Ainsi, les syndicats et les associations étudiantes ne crient pas au loup lorsqu’ils dénoncent régulièrement la marchandisation de l’éducation, mais préviennent un danger bien réel qui peut s’abattre sur notre système d’éducation. Une vigilance constante s’impose contre ces multinationales qui rêvent de conquérir notre marché.
[1] On la retrouve sur le site d’Education First.