Dossier : Promesses et périls (...)

Internet, militaires et chemins de fer

Antoine Beaupré, Robin Millette, Mathieu Petit-Clair

L’histoire d’Internet est reliée aux développements technologiques de la communication humaine et c’est pourquoi nous amorçons notre histoire avec le développement des réseaux de communication et de transport dans le monde. Comme le téléphone et le télégraphe qui naissent à la même époque, le réseau de chemin de fer devient aiguillé électriquement (à partir de 1832), manuellement au départ (à la manière des téléphonistes d’antan), puis automatiquement. On établissait un chemin complet qu’on pouvait ensuite utiliser. Il s’agissait alors de commutations de circuits.

Ce que les militaires nous ont laissé

Il faudra attendre 1960 pour que Paul Baran jette les premières bases de la commutation de paquets, qui sépare les communications en plusieurs morceaux prenant chacun leur route pour être tous assemblés à nouveau dans le bon ordre à leur destination. Cette idée deviendra une notion fondamentale de l’architecture IP (Internet Protocol), qui fonctionne donc un peu comme les wagons de trains dans une gare d’aiguillage : les données sont divisées en paquets (les wagons), qui sont distribués sur différents chemins (les rails et aiguillages) et reconstruits à la destination.

Comment utiliser ce réseau de télécommunications originalement conçu pour la voix et en faire un réseau générique ? Paul Baran rapporte [1] les propos de Joern Ostermann de AT&T (American Telephone and Telegraph Inc.), recueillis lors d’une entrevue exaspérante : « Premièrement, ça ne peut tout simplement pas fonctionner, et si ça le pouvait, on ne va quand même pas permettre la création de notre propre compétition. »

Et pourtant, à partir du train qui inspira la commutation de circuits vocaux, on allait dorénavant numériser l’information en paquets et réinventer tout le concept de réseau. En fin de compte, c’est avec le financement de la Défense nationale des États-Unis d’Amérique que l’ARPANET (Advanced Research Projects Agency Network) a été développé, dans le but, dit la légende, de résister à une attaque nucléaire. Ce réseau jeta les bases pratiques du fonctionnement d’Internet actuel. Le premier ordinateur, l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer), a d’ailleurs lui aussi été conçu, en 1946 pour des motifs militaires, mais cette fois, dans le but de calculer les trajectoires de tir d’obus d’artillerie.

En 1959, Peter Samson, curieusement membre de l’association étudiante TMRC (Tech Model Railroad Club) du Massachusetts Institute of Technology (MIT), déclare : « All information should be free » (« Toute information devrait être libre », ou « gratuite », selon ce qu’on entend). Le TMRC est réputé pour être le berceau des premiers hackers informatiques. À l’époque, ceux-ci réutilisaient des pièces de commutateurs téléphoniques pour automatiser les circuits de leurs chemins de fer miniatures. Et la boucle est bouclée : le MIT est passé du hobby des trains miniatures au hobby des réseaux de paquets informatiques.

La paternité de la création du réseau des réseaux moderne n’est pas clairement établie, mais au moins trois individus ont été nommés les pères d’Internet pour leurs contributions respectives. Il s’agit de : Vinton Cerf (1970), pour le design de TCP/IP (Transmission Control Protocol/Internet Protocol) (avec Robert Kahn) ; Tim Berners-Lee (1990), pour avoir conçu les protocoles clés du World Wide Web ; et Paul Baran (1960), mentionné plus haut.

Les années 1970 voient le réseau ARPANET se transformer en Internet, en s’ouvrant aux universités et aux grandes entreprises. En 1990, rares étaient les résidences qui avaient un accès direct via un fournisseur d’accès Internet (FAI). Le terrain se préparait alors pour le World Wide Web, qui allait bientôt frapper à nos portes.

Ce que le nucléaire nous a légué

Pendant ce temps, au Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) à Genève, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau conçoivent les protocoles à la base du World Wide Web et programment les premiers serveurs et clients. Ils déploient ainsi leur Toile (le Web), comme une autre couche sur le réseau Internet en place. Ainsi, en 1993, le CERN lègue au domaine public le premier fureteur et serveur Web, logiciel et code source inclus. Cela permet alors à quiconque de modifier, d’adapter ou de créer de nouveaux logiciels utilisant ces protocoles ouverts et libres. Sans cette décision, Internet ne serait jamais sorti des laboratoires, selon Tim Berners-Lee. Parmi les accélérateurs de particules, la Toile naissait. Petit train va loin.

Parmi les sites notables à leurs humbles débuts, mentionnons le Internet Movie Database (IMDB), Sex.com, White-house.gov, Yahoo !, l’Archive sur les Simpsons et Pizza Hut.

Comme le système d’exploitation libre GNU/Linux (Gnu’s Not Unix/ Linux Is Not UniX), le premier fureteur en mode graphique, Erwise, a été conçu en Finlande. Et puis, de l’Illinois nous vint Mosaïc, qui permettait aux utilisateurs de PC Windows ou de Macintosh de naviguer graphiquement sur Internet. Cinq ans plus tard, en 1998, Netscape décide de libérer la version en développement de son fureteur et ce projet devient Mozilla, que l’on connaît aujourd’hui comme Firefox et Thunderbird. Netscape n’a jamais pu trouver un modèle durable pour survivre face à Microsoft et Internet Explorer, livrés avec tous les PC (mais pas gratuitement, c’est ce qu’on appelle la taxe Microsoft et qui a fait la fortune de Bill Gates). En 1998, un nouvel engin de recherche amical, du nom de Google, faisait une entrée impitoyable dans un marché composé alors de plusieurs joueurs.

En 2000, 40 % des Canadiens avaient accès à Internet. En 2008, c’est plus du double, soit 84 %. Internet comptait un milliard de pages en 2000. En 2006, Google disait en indexer six milliards et cette croissance n’a jamais cessé. Depuis quelques années, il est question de Web 2.0, c’est-à-dire un Web qui se veut plus social, offrant une expérience utilisateur et une interaction améliorées. La guerre des fureteurs est derrière nous et les usages se sont transformés pour le mieux. Parallèlement, on assiste à la montée du Web 3.0, porteur de sens, riche en informations et en données assimilables, réutilisables et connectables. Nous en sommes donc au Web des applications (Facebook, Google Mail, Myspace, etc.) disponibles sur les téléphones cellulaires et ordinateurs, de plus en plus portables, qui rappellent les immenses « ordinateurs-autobus » des débuts de l’informatique, qu’on actionnait à partir d’un tout petit terminal de contrôle distant. L’accessibilité à ces ressources fait qu’elles ne sont plus seulement l’apanage des scientifiques, chercheurs et militaires, mais constituent des outils de masse disponibles à tous, et donc des outils sociaux.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème