Dossier : Promesses et périls (…)

Promesses et périls du monde numérique

Wikis publics et enjeux politiques

Anne Goldenberg

Wiki vient de l’hawaïen et signifie « vite », informel. Les wikis publics sont des sites Internet dont les pages sont modifiables par tous ou une partie de leurs visiteurs. En misant sur la contribution publique, plusieurs projets ont adopté ce type de site Internet pour construire et organiser leur contenu. Comment fonctionnent les wikis ? Comment s’organise-t-on dans un wiki public ? Quelles sont les inquiétudes et les enjeux soulevés par ce système de rédaction ouvert au public ?

Histoire et principes de fonctionnement des wikis

Le principe a été inventé, fin 1994, par un ingénieur en informatique qui voulait permettre à une communauté d’informaticiens de contribuer à l’écriture d’une documentation. Pour Ward Cunningham, il s’agissait surtout d’autoriser le lecteur à créer ses propres hyperliens ainsi que de nouveaux contenus dans une optique d’intérêt commun. Plutôt que de s’improviser censeur ou de réduire l’accès à quelques participants, il a ouvert l’édition de son site Internet au monde entier, pensant qu’il était plus précieux d’accueillir des contributions de tous que de les filtrer. Cette façon de gérer la participation publique allait plus tard être associée à un principe dit de « sécurité douce » : s’il doit y avoir modération, elle se fait a posteriori, par les participants eux-mêmes.

Les wikis sont réputés fonctionner à partir de quelques règles techniques simples. Chaque enregistrement d’une édition correspond à une nouvelle version de la page. Elles sont toutes conservées dans un historique publiquement accessible. Ainsi, l’évolution de chaque page peut être observée et une version antérieure peut être restaurée à tout moment, en cas de problème. Dans certains wikis, des pages de discussion permettent aux rédacteurs d’un article de débattre des contenus. Pour guider la participation, on trouve aussi des pages où est consignée et discutée la politique générale du site.

Les wikis et l’expérience houleuse d’une légitimation autogérée

Jusqu’au début des années 2000, les wikis sont surtout utilisés comme outils de documentation. Début 2001, le rédacteur en chef d’une encyclopédie en ligne (Nupeédia) découvre le principe des wikis. Il propose au fondateur d’utiliser cet outil comme brouillon pour faciliter la collaboration des participants avant soumission au comité scientifique. Mais le brouillon se montre plus efficace que le système de révision traditionnel. Le fondateur décide de donner une chance à Wikipedia, qui semble s’auto-organiser. Le rédacteur en chef se détache alors du projet, qui lui semble désormais dénué de légitimité scientifique. Commence dès 2001 la mise en forme d’un projet d’encyclopédie que chacun peut améliorer.

L’encyclopédie s’organise en sous-projets linguistiques, chaque communauté fonctionnant de façon autonome relativement à l’élaboration de son contenu. Mais toutes doivent s’entendre sur le fait que Wikipedia est 1. une encyclopédie ; 2. dont les participants doivent chercher la neutralité de point de vue ; 3. respecter les autres contributeurs ; 4. utiliser et placer les contenus sous licence libre ; et enfin, 5. reconnaître l’absence de règles fixes autres que ces cinq principes fondateurs (d’autres règles peuvent être implantées, mais elles sont souples et négociables).

Rédigé en plus de 250 langues [1], souvent promu en haut des résultats de recherche fournis par Google, Wikipedia est l’un des sites Internet les plus consultés au monde. Or, le statut de Wikipedia en tant que source de référence est critiqué pour de nombreuses raisons. On lui reproche tout d’abord son amateurisme. Quelle peut être la valeur de ce qui va être ainsi produit par tout un chacun ? Surtout lorsque l’on sait que les éditeurs ne sont pas contraints de s’identifier pour participer. Comment faire confiance à une connaissance produite par des inconnus ? Cet anonymat ne permet-il pas aux contributeurs de se défiler de la responsabilité, qui devrait leur incomber lorsqu’ils publient sur Internet ? Cela favorise aussi le vandalisme, que ce soit sur le mode de la plaisanterie ou dans une démarche plus concertée d’insertion d’erreurs difficiles à déceler. Par ailleurs, les articles ayant trait à des enjeux sociaux et politiques contemporains constituent rapidement une arène des passions plutôt qu’un lieu d’écriture raisonnée, neutre ou éclairée. Finalement, sous couvert d’ouverture et de transparence, ceux qui parlent le plus fort, s’obstinent le plus longtemps et maîtrisent le jargon et les procédures internes, remportent souvent l’issue du débat.

La contribution aux wikis publics : un enjeu politique contemporain

Avec plus de 15 millions d’articles, Wikipedia est la plus grosse encyclopédie ayant jamais existé [2]. Avec plus de 100 000 éditeurs actifs [3], c’est aussi l’un des plus grands projets collaboratifs de l’histoire. Doit-on conclure à la victoire de la médiocratie ? Les critiques énoncées ci-dessus ne s’inscrivent-elles pas dans une longue tradition de méfiance envers la culture de masse ? Comme le souligne Mathieu O’ Neil [4], « celle-ci est toujours jugée vulgaire et mystificatrice, occultant les enjeux réels. »

L’écriture sur un tel wiki public n’est-elle pas, au contraire, une façon d’aborder de front des enjeux contemporains très réels ? Une observation plus poussée du fonctionnement de Wikipedia permet de comprendre que les « amateurs » s’organisent en fait, selon des champs d’intérêt et d’expertise, et que leurs contributions sont soumises à la négociation. Ils sont incités à appuyer leurs affirmations sur des sources consultables : l’argument et sa vérifiabilité priment sur la réputation de l’auteur. La gestion du vandalisme devient un enjeu et un souci collectifs plutôt qu’un problème régi de l’extérieur. Dans un espace où l’on peut observer ces débats, on assume ouvertement que la connaissance est une construction sociale [5] et assister aux débats entourant cette construction devient instructif en soi. Quant aux faiblesses des règles et des modes d’interactions vécus dans chacun des projets, ils restent améliorables dans le cadre général des principes fondateurs de cette encyclopédie.

Wikipedia constitue l’une des plus vastes expériences contemporaines d’organisation collective et de production critique de connaissance. Mais d’autres projets utilisent ce principe de site d’édition ouvert au public. On trouve ainsi des guides de voyages réalisés par des voyageurs, des documentations élaborées par des utilisateurs, des wikis territoriaux écrits par les habitants d’une ville ou d’une région, et des wikis citoyens alimentés par des citoyens bien informés. Un wiki a récemment concentré les regards internationaux. WikiLeaks [6] est un site Internet sur lequel les participants sont incités à divulguer des « fuites » d’information. De manière anonyme, non identifiable et sécurisée, le site donne une visibilité à des documents confidentiels qui révèlent une réalité sociale, politique, économique ou militaire jusqu’alors cachée au grand public. En mars 2010, ce site divulguait une vidéo de la violence aveugle de l’armée américaine en Irak ainsi qu’un document confidentiel de la CIA fournissant des directives de propagande en faveur de la guerre dans ce pays. Perçu comme une arme citoyenne inquiétante, le wiki a été l’objet de plusieurs menaces de fermeture.

Si l’auto-organisation et la transparence de ces systèmes inquiètent tant, c’est que les wikis sont le théâtre d’enjeux politiques bien réels, assez, nous l’espérons, pour éveiller la curiosité critique.


[4M. O’Neil, Un renouvellement de la culture de masse - Wikipedia ou la fin de l’expertise ?, Le Monde diplomatique, avril 2009, p. 20-21 ( http://www. monde-diplomatique.fr/2009/04/O_NEIL/16985).

[5L’épistémologie, soit l’étude des conditions de production des connaissances scientifiques, nous enseigne que l’établissement de connaissances légitimes est toujours liée à un contexte de rapports sociaux, culturels et politiques.

[6Source : http://wikileaks.org/

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