Dossier : Municipales 2021 - (…)

Dossier : Municipales 2021. Une autre ville est possible

L’open data municipale pour toutes et tous ?

Lucie Delias

Depuis leur apparition il y a une dizaine d’années, les politiques d’ouverture des données municipales produisent des résultats mitigés en matière de revitalisation de la démocratie locale et d’empowerment citoyen. Comment faire en sorte que l’open data bénéficie à tout le monde ?

D’abord adoptés dans le domaine de la recherche scientifique, les principes des données ouvertes commencent à être appliqués par les administrations à partir de la directive sur le « gouvernement ouvert » signée par Barack Obama en 2009, qui a impulsé la création de nombreux portails de données ouvertes gouvernementaux et municipaux. À travers ces politiques d’ouverture, les administrations s’engagent à rendre disponibles à tou·te·s les citoyen·ne·s l’ensemble des données qu’elles détiennent et/ou qui sont produites par leurs services, à l’exception des données personnelles ou sensibles.

Les promoteurs de l’ouverture des données espèrent que celle-ci engendrera des retombées positives, aussi bien au plan économique – en permettant aux entreprises et aux startups de mieux connaitre les territoires et de produire des innovations pertinentes pour améliorer les services urbains – qu’au plan politique – en favorisant la transparence de l’action publique et la participation citoyenne. L’open data semble en effet particulièrement pertinente à l’échelle locale, dans la mesure où elle peut apporter des solutions aux défis urbains, notamment dans le domaine du transport ou de la planification, et permettre aux résident·e·s de mieux connaître et de s’approprier leurs espaces de vie.

Qu’est−ce que l’open data ?

Les politiques de données ouvertes, ou open data, trouvent leur source dans le mouvement open access. Celui-ci est originellement porté par les communautés militantes du monde de l’informatique et d’Internet, qui encouragent un accès, une circulation et une réutilisation libres des données numériques, considérées comme des biens communs au même titre que d’autres ressources. Dans ce contexte, le terme de « données » désigne de manière large des éléments d’information sous forme de chiffres, de textes ou encore d’images. Elles peuvent être nativement numériques (par exemple, les traces générées par l’utilisation d’une application de transport public sur téléphone intelligent ) ou numérisées a posteriori (des archives photographiques scannées).

Les discours qui promeuvent ces valeurs, particulièrement prégnants dans les premiers temps de l’open data, peuvent apparaître comme un peu naïfs, ou en tout cas utopiques. C’est d’abord l’ouverture des données pour elle-même et leur accès physique qui est mis en avant, démarche qui n’est pas sans rappeler un certain idéal cybernétique, comme si la seule mise en circulation des informations allait mécaniquement produire une société meilleure. Une des critiques adressées aux portails de données ouvertes concerne alors le faible intérêt ou le manque d’éditorialisation des jeux de données proposés aux citoyen·ne·s, symptomatique d’une politique d’ouverture « par défaut ». Au fil du temps, les enjeux sociopolitiques de l’open data sont de plus en plus pris en compte par les municipalités, qui commencent à s’interroger sur la pertinence de leurs données et sur les moyens d’encourager leur appropriation.

Mais les dispositifs mis en place pour faire connaître les données et encourager leur réutilisation, à l’image des « hackathons » ou autres événements consultatifs ou collaboratifs, attirent bien souvent des personnes ayant un certain niveau d’expertise (développeurs·euse·s, journalistes, chercheurs·euse·s…). Si ceux-ci peuvent jouer un rôle d’intermédiaire pertinent, est-ce suffisant pour garantir que l’ouverture des données publiques bénéficie à l’ensemble des citoyen·ne·s, de manière égalitaire et inclusive ?

Un outil de (re)production des inégalités ?

Depuis quelques années, les données numériques et les techniques d’analyse automatisée qui permettent de les exploiter font l’objet d’un nombre croissant d’inquiétudes et de critiques. Au-delà des problèmes de protection de la vie privée et des droits individuels, beaucoup pointent également les risques de reproduction des inégalités et de discrimination envers les plus groupes socialement minorisés. Ces critiques visent en particulier le traitement algorithmique des données par les grandes entreprises du numérique, mais les dangers ne concernent pas uniquement les GAFAM : l’open data, notamment municipal, est susceptible de rencontrer des défis éthiques semblables.

Tout d’abord, il faut rappeler que les données ne sont jamais neutres et sont bien plus le reflet du point de vue des individus et des organisations qui les ont produites qu’une représentation objective de la réalité : elles sont avant tout le résultat du contexte qui a présidé à leur fabrication. Or, ce contexte est, dans nos sociétés, caractérisé par l’existence d’inégalités systémiques. Ainsi, certain·e·s chercheu·euse·s et représentant·e·s des groupes autochtones au Canada et en Australie ont souligné que les données les concernant se concentrent sur certains thèmes (pauvreté, délinquance, niveau d’éducation…) fortement liés à l’héritage des pratiques coloniales des administrations. Ces données, publiées sur des portails d’open data publics et destinées à être réutilisées, contribuent donc potentiellement à la reproduction d’une image négative et incomplète de ces populations, qui militent pour obtenir la souveraineté sur les données qui les concernent.

Au-delà du problème des jeux de données « biaisés », on se pose aussi la question des ressources pour les réutiliser : tous les citoyen·ne·s ne disposent pas des mêmes moyens pour en tirer profit. L’exemple de Bangalore est souvent cité dans la littérature sur le sujet. Dans les années 2000, la municipalité indienne a numérisé et rendu publics ses registres fonciers. Or, ces informations ont principalement été utilisées par les propriétaires aisés pour identifier des opportunités et des failles dans les titres de propriété afin de développer des stratégies pour augmenter leur patrimoine, au détriment des résident·e·s les plus modestes, contribuant à les marginaliser davantage. Se concentrer sur l’égalité d’accès aux données sans tenir compte de l’(in)équité dans les possibilités d’usage, c’est donc prendre le risque de renforcer les asymétries de pouvoir existantes.

Vers une culture citoyenne des données

Malgré tout, l’appropriation des données ouvertes municipales par les citoyen·ne·s constitue aussi une formidable occasion de lutter contre les inégalités, améliorer les conditions de vie des résident·e·s, et leur donner des capacités d’agir. Il revient alors aux villes d’encourager ces initiatives et de fournir aux citoyen·ne·s les moyens de les mettre en place, au-delà des dispositifs institutionnels de participation qui s’avèrent trop souvent artificiels.

Pour dépasser le simple accès technique aux données, il apparaît nécessaire de donner à tou·te·s les citoyen·ne·s la chance de développer une littératie numérique et une culture de la donnée permettant éventuellement d’apprendre à manipuler les données, mais surtout de comprendre leur nature et les enjeux sociaux, politiques et économiques qui s’y rattachent. Ces éléments sont essentiels, dans les environnements numérisés dans lesquels nous évoluons, pour que nous soyons capables d’avoir une vision informée et critique, et pour ne pas abandonner ces questions aux expert·e·s sous prétexte qu’elles seraient trop techniques. Il semble nécessaire d’intégrer de manière pérenne ce genre de formation au numérique dans les établissements d’enseignement, mais aussi par exemple dans les structures accueillant les aîné·e·s, en dépassant le cadre d’événements ponctuels.

Plusieurs exemples d’initiatives locales inspirées de l’éducation populaire, menées par des chercheurs·euse·s, éducateurs·trice·s ou des membres des communautés, démontrent le potentiel de telles démarches. Il s’agit souvent de programmes s’adressant à des catégories de personnes habituellement peu représentées parmi les utilisateur·trice·s des portails de données ouvertes, comme les habitant·e·s des quartiers défavorisés, les jeunes étudiant·e·s ou les retraité·e·s, à qui l’on propose de travailler sur un thème qui les touche dans leur quotidien (la présence de mobilier urbain adapté aux personnes à mobilité réduite, l’impact de la redistribution des taxes en fonction des quartiers, l’accès à une nourriture saine et de qualité…). Ils et elles sont invité·e·s à mobiliser des données issues de la municipalité et à en produire de nouvelles afin de compléter les éventuels manques. Il en découle des réalisations qui peuvent bénéficier à l’ensemble des membres de la communauté, comme une application mobile ou une fresque présentant les résultats sous forme infographique [1].

En plus de contribuer au développement d’une culture de la donnée citoyenne, ces projets montrent également l’importance des intermédiaires communautaires à l’échelle municipale. En effet, il est illusoire de penser que tou·te·s les citoyen·ne·s vont devenir des utilisateur·trice·s ou des producteur·trice·s de données ouvertes. Il est donc crucial de former les organismes communautaires à ces questions et de les encourager à s’emparer des données pour soutenir leur activité et agir pour le bien commun, que ce soit dans la perspective de développer des civic tech indépendantes ou simplement d’utiliser les données pour donner de la visibilité à leur cause et demander des comptes aux autorités : c’est notamment la mission que s’est donnée le collectif Data for Good, actif dans plusieurs villes canadiennes (voir l’entrevue « Des données pour le bien commun », dans ce numéro).

Dans un contexte où les données municipales sont de plus en plus associées à des politiques de « ville intelligente », dont une des conséquences est le déploiement massif de technologies numériques dans l’espace public, souvent fournies par de grandes entreprises privées, il est plus que jamais nécessaire de s’interroger sur le type de politique des données que nous souhaitons à l’échelle locale.


[1Voir par exemple le travail de Rahul Bhargava dans le cadre du Data Therapy Project (datatherapy.org). Plus d’exemples d’initiatives de ce type sont recensés dans Catherine D’Ignazio et Lauren F. Klein, Data Feminism, MIT Press, 2020.

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