Mexique. Les petites bulles qui pèsent gros

No 89 - septembre 2021

International

Mexique. Les petites bulles qui pèsent gros

Diane Martin-Graser

Dans les plis de la mémoire collective, les habitant·e·s du Chiapas se souviennent de l’abondance de l’eau. Mais Coca-Cola, gourmand en eau, étend son hégémonie en sacrifiant la population locale. Dans le Chiapas, les peuples autochtones font face aux nouveaux défis de la mondialisation jusque dans leurs rituels. Comment cette boisson vénéneuse s’est-elle imposée dans la culture mexicaine ? Un constat dur à avaler.

Sur le territoire mexicain, le Coca-Cola coule à flots et déborde. À partir de ١٩٨٢, un plongeon économique favorise l’implantation des transnationales, gourmandes en matières premières. Le gouvernement réaménage l’économie nationale avec l’ambition de moderniser l’ancienne contrée d’Emiliano Zapata. Quatre ans plus tard, l’entrée du pays dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) entraîne un glissement vers le modèle néolibéral. Puis, en 1994 vient le coup de grâce : l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) consolide cette ouverture orchestrée par les lois du marché mondial. Dès lors, le gouvernement délaisse le modèle de développement basé sur l’État providence. L’union impie entre le gouvernement et les entreprises va contrer définitivement la formule protectionniste, jugée dès lors obsolète.

Avantage au secteur privé

Stop les dépenses publiques. Le pouvoir redéfinit son rôle et décentralise la gestion de l’eau en cédant les rênes au secteur privé. Cette mutation ordonne les ambitions du président Miguel de La Madrid (1982-1988) et se généralise plus largement sous Carlos Salinas de Gortari (1988-1994). Une vague de réformes du droit agraire permet aux multinationales d’avoir accès aux terres de propriétés sociales et de s’implanter durablement. Prisées par Coca-Cola, les nappes phréatiques du Chiapas représentent une ressource majeure pour le développement de la marque, et pour les exploiter, Coca-Cola reverse une somme dérisoire à la Commission nationale de l’eau (CONAGUA) : en 2003, les redevances atteignaient environ 20 000 $ CA.

Dans tout le Mexique, les façades des échoppes portent les couleurs de la marque américaine (Puerto Vallarta, État de Jalisco). Photo : Diane Martin-Graser.

À noter qu’en parallèle, le mouvement zapatiste (Armée zapatiste de libération nationale, EZLN) investit l’hôtel de ville de San Cristobal de las Casas le jour même où sont signés les accords de l’ALÉNA. La rébellion zapatiste est anticapitaliste et insuffle un système parallèle d’autogestion lié à l’agriculture, la justice et l’éducation. Cette résistance armée mais non violente se soustrait du système politique en place en récupérant des terres de force. Jusqu’à présent, toutefois, l’EZLN n’empêche pas Coca-Cola de profiter des ressources.

Bouleversements saillants

Le nouveau modèle néolibéral scelle ainsi l’avenir du Mexique aux dépens de la population. L’administration mexicaine laisse ses ressources essentielles aux mains du géant des boissons sucrées sans même consulter le public. Ainsi, le Chiapas, qui constitue pourtant l’une des régions les plus pauvres au Mexique, occupe une place importante sur l’échiquier économique. Depuis l’installation de son usine d’embouteillage à San Felipe Ecatepec, dans le Chiapas, l’entreprise d’embouteillage Coca-Cola FEMSA [1] s’abreuve dans un réservoir d’eau sous le volcan Huitepec. Coca-Cola puise des millions de litres d’eau par jour, asséchant ainsi plusieurs villages aux alentours de San Cristobal de las Casas.

Lors de la fête des morts (Día de Muertos), le Coca-Cola s’immisce jusque dans les offrandes laissées par les familles tzotzils (San Juan Chamula, État du Chiapas). Photo : Diane Martin-Graser.

Le bas niveau des puits et des rivières contamine « l’or bleu » et favorise l’apparition de maladies causées par le manque d’eau potable. De plus, la pénurie représente une dépense supplémentaire pour la population, privée de cette ressource essentielle. À San Cristobal de las Casas, nous assistons quotidiennement à un ballet de camions-citernes qui approvisionnent les foyers, moyennant finance. Cette satisfaction industrielle altère peu à peu le cycle hydrique et le taux de recharge naturelle. Aussi, les changements climatiques qui bouleversent la disponibilité et l’approvisionnement en eau engendrent une surexploitation de l’eau plus en profondeur. Conclusion : loin de bénéficier au pays hôte, l’implantation de Coca-Cola détériore gravement la qualité de vie des populations les plus vulnérables et la multinationale est la seule bénéficiaire dans cette histoire. Pendant ce temps, toute protestation est réduite au silence, sous peine d’enfermement.

Un règne sans partage

Coca-Cola connaît une croissance effrénée en contrôlant habilement son réseau de distribution. La multinationale casse les prix et propose aux propriétaires d’échoppes, communément appelées abbarotes, un rafraîchissement de façade : pour plus de visibilité, Coca-Cola repeint le mur des détaillants à l’effigie de la marque et distribue gratuitement des tables et des chaises estampillées. Ainsi, sur les épiceries implantées le long des routes, c’est une promotion permanente de la boisson emblématique, ne laissant aucune place aux équipements artisanaux.

L’entreprise FEMSA, quant à elle, a un autre tour dans son sac avec sa propre chaîne d’épiceries de proximité, OXXO, qui est disséminée dans tout le pays. L’éclosion de l’exploitant paralyse aisément la concurrence ainsi que la production locale. Omniprésente, la marque s’offre aussi la fidélité des consommateurs en vendant le soda à un prix parfois moins cher que l’eau. Qu’on entre dans un de ces magasins à Veracruz ou à Puerto Escondido, on est assuré de trouver une offre toujours identique. Les produits raffinés élaborés par les industries alimentaires ne laissent aucune place aux spécialités régionales. Dans les réfrigérateurs, les client·e·s ont l’embarras du choix de bières et de boissons sucrées, Coca-Cola occupant la première place sur le podium de la visibilité – ce qui n’est pas sans rappeler la configuration de nos chers dépanneurs au Québec, normalisés à souhait.

Le Mexique est le premier consommateur de boissons gazeuses dans le monde, avec une moyenne de 500 ml par jour et par personne (Ville de Mexico, État de Mexico). Photo : Diane Martin-Graser.

Sous la présidence de Vicente Fox (2000-2006), la marque s’approprie toujours plus de propriétés collectives, obtenant 27 nouvelles concessions d’eau, dont certaines nourrissaient des peuples autochtones. C’est sans surprise que le premier homme de la nation déroule le tapis rouge à la multinationale du soda, puisqu’il officiait auparavant comme numéro un de la firme Coca-Cola au Mexique. La boucle est nettement bouclée !

Le pivot des rituels autochtones

Le rouge et le blanc parsèment le paysage dans les hauteurs du Chiapas. À l’entrée du village de San Juan Chamula, six à dix kilomètres de San Cristobal de las Casas, un panneau publicitaire donne le ton : « Découvre le bonheur » avec Coca-Cola. Le ciblage est sans équivoque. À en observer l’illustration, on devine que le message s’adresse directement aux habitant·e·s tzotziles : on reconnaît facilement un homme portant le manteau de laine blanche si typique et si reconnaissable de cette communauté autochtone.

L’un des principaux attraits de San Juan Chamula reste l’église, placée au cœur de toutes les attentions. À l’intérieur, le règne de Coca-Cola suit son cours. À travers la fumée de copal qui épaissit l’air de la nef de l’église, deux voix contraires s’opposent : celle de l’héritage maya et celle de l’impérialisme américain. Au milieu de leurs prières, les Tzotziles ont adopté le soda à la place du pox ou du pozol, plus traditionnels. Les gaz contenus dans le Coca-Cola leur permettent d’éructer plus facilement et ainsi chasser le malin. Abreuvés aux sucres, les Tzotziles s’agenouillent sur les aiguilles de pin, un poulet dans une main, une bouteille de Coca-Cola dans l’autre. Sous le regard des reliquaires, les sacrifices mystiques rivalisent avec l’abandon des rituels légendaires.

Cet ancrage des boissons commerciales dans la société tzotzile s’explique donc par des publicités ciblées, « un geste de respect pour ces communautés », selon un porte-parole de la FEMSA. Il s’agit surtout d’un marketing infatigable, hostile aux coutumes ancestrales et assurant l’hégémonie des multinationales du soda.

Passeport vers l’obésité

Always Coca-Cola : une devise à la hauteur des ambitions de la marque, toujours plus avide de popularité, et ce, malgré sa composition explosive. Force est de constater que les Mexicain·e·s sont les premiers consommateur·trice·s de soda au monde. Une consommation déraisonnée qui équivaut à 163 litres en moyenne par personne par an (près d’un demi-litre par jour) ! Résultat : 70 % des Mexicain·e·s vivent en surpoids, voire en situation d’obésité mortifère. Aujourd’hui, on recense pas moins de 15 millions de cas de diabète dans le pays.

Les problèmes de corpulence en Amérique ? Pour l’Association nationale des producteurs de soda, c’est de la diabolisation pure et dure. Au micro de l’émission Complément d’enquête, le directeur général de l’association, Jorge Terrazas, argue que «  les sodas accompagnent la cuisine mexicaine ! Ils font partie de sa culture. » Plutôt que de faire pénitence, l’ancien président Vicente Fox va quant à lui jusqu’à clamer que « Coca-Cola fait des affaires, ce n’est pas un hôpital ». Cela a le mérite d’être honnête.

En 2014, le gouvernement mexicain prend l’initiative de renverser la vapeur avec une taxe nationale de 10 % sur les boissons sucrées. Mais le système encourage son usage et, finalement, ces politiques visant à corriger le problème n’empêchent pas le sucre raffiné de se répandre sur toutes les tables. Avec l’appui des politiciens et des industriels, Coca-Cola célèbre la soif. À défaut de mettre le holà, le soda gangrène la population en toute impunité. 


[1Détenue conjointement, comme son nom l’indique, par le géant des boissons sucrées et par le producteur mexicain de bière FEMSA.

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