Le soin, c’est politique !

No 89 - septembre 2021

Entrevue

Le soin, c’est politique !

Isabelle Bouchard, Eve-Lyne Clusiault

Comment les personnes militantes qui œuvrent dans le secteur du soin au Québec s’organisent-elles, au-delà de l’action syndicale ? À bâbord ! s’est entretenu avec Eve-Lyne Clusiault au sujet des fondements, du fonctionnement et des actions de la Coalition féministe des métiers du soin (CFMS). 

À bâbord !  : Quel contexte a donné naissance à la Coalition ?

Eve-Lyne Clusiault : La Coalition existe officiellement depuis le 17 mars 2021. En janvier dernier, les membres du comité action-mobilisation-désobéissance de l’Association québécoise des infirmiers et infirmières (AQII), que j’anime, ont tenté de coordonner une action de mobilisation entre trois milieux de soins infirmiers différents. La réponse des trois milieux a été unanime, à savoir que nos gens étaient trop épuisés pour participer à quoi que ce soit. Pour nous, il s’agissait d’une sonnette d’alarme nous indiquant que la situation était grave. Puis, dans la même semaine, il y a eu les tragiques suicides de deux travailleuses sociales. 

Ces évènements nous ont conduites à admettre que nous devions décloisonner nos luttes. Nous sommes alors allées à la rencontre d’autres secteurs des métiers du soin, notamment au Regroupement de personnes qui exercent la profession d’intervenantes sociales au Québec (RÉCIFS), à l’R des centres de femmes du Québec et au Regroupement Les Sages-Femmes du Québec (RSFQ). Puis, nous avons visité les Travailleurs et travailleuses progressistes de l’éducation (TTPE). À cette liste s’ajoute le collectif Collages féministes Montréal dont nous admirons les travaux et les idées. Rapidement, nous nous sommes rendu compte que nos réalités s’expriment de façon différente, mais sont très similaires. On est toutes épuisées, en burn-out, voire en choc post-traumatique après la pandémie. On nous remercie de notre sacrifice, on nous applaudit, mais on ne nous paye pas. 

L’autre élément qui nous rassemble, c’est que nous sommes des femmes. La première ligne de soin, elle est tenue à bout de bras par le travail des femmes. La société patriarcale capitaliste dévalorise et invisibilise le travail des femmes. D’où l’idée de nous unir dans une Coalition féministe des métiers du soin ! Il s’agit d’une organisation ni partisane ni syndicale, mais qui, bien évidemment, supporte les femmes dans leurs grèves et autres actions syndicales. C’est aussi une organisation qui considère qu’il est nécessaire et urgent de prendre soin de ses militantes. 

Finalement, la création de la Coalition a été activement soutenue (aux plans technique, organisationnel et de l’animation) par l’Atelier d’innovation sociale Mauril-Bélanger. 

ÀB ! : Quels sont les principes et valeurs qui orientent la Coalition féministe des métiers du soin ? 

E.-L. C. : Nous avons toutes convergé naturellement vers des principes et valeurs qui nous ressemblent ! Nous tenons particulièrement à la solidarité, à l’autonomie des soignantes dans leur pratique, à la reconnaissance, au respect et à la collaboration. Nous sommes aussi attachées au maintien d’une bonne santé mentale ; nous tenons à prendre soin de nous dans la lutte. Ainsi, nous ne voulons pas surcharger nos rencontres ni accumuler excessivement des tâches militantes. Nous nous donnons des moments pour nous demander comment nous allons et nous créons des moments plus festifs. Bref, nous souhaitons que nos rencontres nous énergisent. Pour nous, c’est un choix important et cohérent avec nos valeurs. 

Les principes des organisations anarchistes nous inspirent. Ainsi, la CFMS est une organisation horizontale non hiérarchisée, dans la mesure où il n’y a pas de comité exécutif ni de présidence. La CFMS est décentralisée, dans le sens où les membres s’entendent sur des revendications communes, mais souhaitent que les particularités régionales puissent facilement s’exprimer et s’incarner. Les réalités diffèrent d’une région à l’autre, alors nous souhaitons en tenir compte dans nos actions. Nous évitons que les positions majoritaires l’emportent. 

Nous tenons aussi au principe de l’intersectionnalité : nous tentons de prendre conscience de nos privilèges, et ce faisant nous nous rendons compte que nous ne vivons pas toutes les mêmes oppressions selon nos situations. En ce sens, nous avons adopté le principe de Joyce et nous nous efforçons d’incarner une diversité de luttes. Chaque réalité doit pouvoir s’exprimer en toute légitimité et en toute sécurité. Les rencontres de la Coalition sont non mixtes : seules les femmes, les personnes trans et les personnes non binaires sont admises dans nos réunions ; les actions, elles, sont ouvertes. 

ÀB ! : De quelle conception des soins vous inspirez-vous ? 

E.-L. C. : On pourrait dire que le soin, c’est tout ce qui permet la reproduction de la société. En d’autres mots, c’est tout ce qui maintient, améliore et rétablit la vie au sens large. Il y a une tension entre les impératifs de croissance économique et le soin, une tension que la crise sanitaire a encore exacerbée. Les politiques néolibérales tentent de réduire le champ du soin au seul objectif de traitement des maladies, alors que nous défendons une conception beaucoup plus large qui inclut la prévention et la guérison. Pour nous, le soin implique la santé globale, y compris l’entraide et l’éducation. C’est pourquoi nous avons invité des femmes issues du milieu de l’éducation à participer aux travaux de la CFMS et à se joindre à celles qui œuvrent en santé, en travail social et dans les organismes communautaires. 

Par ailleurs, le soin ne s’arrête pas à la personne soignée : il doit aussi considérer sa famille et son entourage. En fait, cela va même plus loin, car il y a aussi une dimension culturelle dont il faut tenir compte : en effet, on ne peut pas prendre soin d’une personne sans s’intéresser à son rapport au monde et à ses réseaux identitaires. Si nous voulons une société en santé, il nous faudra faire une révolution politique, sociale et culturelle. C’est pourquoi à la CFMS, nous souhaitons faire ressortir les aspects politiques du soin. C’est politique, le soin ! Ce n’est pas neutre, comme voudraient le faire croire certains gestionnaires. 

ÀB ! : Est-ce qu’un type de coalition comme la vôtre existe ailleurs ? 

E.-L. C. : Il y a notamment, en France, le Printemps du CARE (Collectif Autonome Révoltes et Entraide) qui rassemble aussi plusieurs corps de métier, adopte la même définition du soin et partage les mêmes valeurs organisationnelles. Depuis novembre 2020, l’AQII a créé des contacts avec La santé en lutte en Belgique et le Collectif Inter-Urgences en France. Depuis avril 2021, nous nous retrouvons tous·te·s au sein d’un réseau international de soignant·e·s qui s’est constitué autour d’une première action de mobilisation internationale. L’action « SOS international pour la santé » a aussi été lancée le 29 mai 2021 et a rassemblé des gens de toute l’Europe, du Québec et d’Amérique du Sud. C’est un tout nouveau mouvement ! 

Au cours de nos discussions avec des personnes militantes de ce réseau, nous avons constaté que les réalités internationales sont semblables aux nôtres. En fait, nous faisons face aux mêmes politiques néolibérales et d’austérité, qui sont en train de réduire à néant toute trace de services publics. Dans le réseau international des soignant·e·s, il y a aussi des gens de la Grèce qui nous informent de leurs initiatives « post-effondrement », comme la création de dispensaires autogérés. Toutes ces rencontres nous alimentent d’histoires de résistance et nous offrent des propositions de structures innovantes pour revoir la relation soignante. J’apprécie beaucoup les récits d’autogestion. Bref, ces échanges sont énergisants et c’est justement l’un de nos objectifs que de les favoriser. 

ÀB ! : Quelles sont vos principales revendications et actions à venir ? 

E.-L. C. : Nous nous sommes basées sur la Déclaration commune des centres de femmes pour une relance féministe (voir encadré) qui constitue un travail extraordinaire. Nous n’avons pas voulu réinventer la roue parce que nous tenions à respecter nos énergies ; nous avons cependant adapté le document pour tenir compte des enjeux de l’éducation dans notre défense des soins. Ainsi, à la CFMS, nous souhaitons donner la priorité à la santé et au bien-être des femmes ; donner la priorité aux travailleuses ainsi qu’à leurs communautés ; renforcer la résilience pour prévenir de futures crises et leurs conséquences sociales ; et finalement, renforcer la solidarité et l’équité entre les communautés. Il s’agit de revendications assez larges qui facilitent l’adaptation aux réalités régionales. 

À la Coalition, nous travaillons à l’organisation d’une Marche mondiale des femmes « Du pain et des roses » version 2.0, avec des actions dans toutes les régions ! Nous planchons aussi sur une plateforme visant la reprise de nos institutions publiques pour qu’elles cessent d’échapper aux travailleuses. Après tout, nos CLSC, nos CPE et nos CHSLD nous appartiennent. Ce sont nos milieux de travail ! Ce sont des institutions publiques ! Le soin, c’est politique ! 

 

DÉCLARATION COMMUNE DES CENTRES DE FEMMES POUR UNE RELANCE FÉMINISTE 

Les objectifs d’une relance post-COVID féministe :
1. Donner la priorité à la santé et au bien-être des femmes.
1.1 Investir dans le filet social par le financement des services publics et parapublics, cesser toute politique contribuant à la privatisation des services publics.
1.2 Rendre les services institutionnels de santé, de services sociaux et de justice sécuritaires et accessibles pour les femmes. 

2. Donner la priorité aux travailleuses ainsi qu’à leurs communautés.
2.1 Investir dans les milieux de soins, d’éducation et les milieux communautaires en priorisant les conditions de travail des travailleuses de ces secteurs. 

2.2 Assurer une vie syndicale démocratique et participative de même qu’une mobilisation et organisation partant de la base dans nos établissements publics, ce qui implique le développement de collaborations et de coopération avec les familles.
2.3 Reconnaître pleinement la valeur du travail des femmes, notamment les femmes que la société racise : ce ne sont pas des anges, mais des travailleuses avec des compétences.
2.4 Hausser immédiatement le salaire minimum à 15 dollars de l’heure et s’assurer d’un revenu qui couvre tous les besoins essentiels pour toutes et tous. 

3. Renforcer la résilience pour prévenir de futures crises et leurs conséquences sociales. 

3.1 Rehausser le financement à la mission globale des centres de femmes du Québec ainsi que des autres organismes d’action communautaire autonome.
3.2 Mettre en place une transition écologique porteuse de justice sociale en alliance avec les groupes autochtones.
3.3 S’assurer d’une représentation équitable des femmes et des personnes concernées dans les cellules décisionnelles de crise.
3.4 Investir massivement dans les logements sociaux. 

4. Renforcer la solidarité et l’équité entre les communautés. 

4.1 Mettre en place le revenu minimum garanti en maintenant les mesures liées au filet social.
4.2 Donner immédiatement la résidence permanente aux femmes migrantes, sans statut, travailleuses temporaires et travailleuses domestiques, ainsi qu’à leur famille.
4.3 Appliquer les mesures qui découlent des trois enquêtes récentes sur les relations entre les peuples autochtones et les services publics, sur les filles et les femmes disparues et assassinées ainsi que sur la réconciliation véritable.
4.4 Nationaliser l’internet à haute vitesse et l’offrir sur tout le territoire du Québec et ce, à coûts accessibles pour tous et toutes.
4.5 Intégrer les valeurs d’égalité entre les femmes et les hommes et entre les femmes elles-mêmes dans tous les outils pédagogiques du système d’éducation québécois. 

* Ces revendications sont interdépendantes et ne peuvent être dissociées les unes des autres. 

 

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