Médias : la crise vue de l’intérieur

No 89 - septembre 2021

Analyse du discours

Médias : la crise vue de l’intérieur

Philippe de Grosbois

Perte de revenus publicitaires, mises à pied et fermetures, attaques verbales et physiques, crédibilité et légitimité mises en doute : les difficultés des médias d’information abondent. Quelques publications récentes de journalistes cherchent à éclairer les multiples dimensions de cette crise, avec des résultats variés.

Nous méritons mieux, de Marie-France Bazzo, est probablement le plus médiatisé de ces essais, mais aussi le plus mince. Dès le deuxième paragraphe du livre, Marie-France Bazzo signale que ce qui l’a vraiment alertée que quelque chose ne tournait pas rond dans le monde des médias, c’est sa mise à pied cavalière de la matinale de la Première chaîne de Radio-Canada. On comprend d’emblée que le « Nous » du titre de l’ouvrage est aussi un « nous » royal.

Le problème des médias, selon la productrice et animatrice, c’est qu’ils «  sont trop rigides, trop conventionnels et corsetés  », en plus d’être « vilipendés par différents groupes militants de la société civile » qui carburent bien évidemment à la bien-pensance et à la rectitude politique. Le reste du livre est à l’avenant, enchaînant les clichés sur l’omniprésence de l’humour, l’incapacité des Québécois·e·s de débattre ou encore la surabondance de l’opinion.

Bazzo se défend de contribuer à cette dernière par son livre, qui relèverait de la pensée critique en s’appuyant sur les faits. Or, on se permet d’en douter lorsqu’on remarque la pauvreté de l’ouvrage en ce qui concerne les références : au fil des 200 pages, la productrice revient souvent sur ses succès médiatiques, mais ne mentionne que six livres, articles ou études, de manière quasi anecdotique. C’est que Bazzo ressent et sait, sans se préoccuper des contradictions : «  on prend les téléspectateurs pour des épais », mais il est « ardu » d’intéresser les gens à la politique. Les Québécois sont trop « méfiants » à l’égard de leurs médias et institutions, mais ils deviennent « amorphes » et « mous » au chapitre suivant. Nous sommes « réunis dans le rire », passés « de militants à carnavaleux », mais obsédés par l’idéologie et polarisés de manière grandissante huit pages plus loin.

Pour briser le conformisme des médias québécois, ce n’est donc pas par le public ou la relève qu’il faut passer, mais par l’élite : « Les vrais changements, ceux qui comptent […], viennent d’en haut  », proclame l’autrice jusqu’en quatrième de couverture. Souhaitons-lui donc bonne chance dans son ascension et espérons que la lumière de sa vision saura jaillir sur le public désemparé que nous sommes.

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En attendant ce jour béni, penchons-nous sur l’analyse de Mathieu-Robert Sauvé, journaliste de la même génération que Bazzo. La thèse du journaliste béluga, comme l’indique le titre de son essai, est que « l’écosystème journalistique québécois dépérit, ce qui menace l’espèce ». Précarisés par les géants du Web, intimidés par des franges du public, submergés par la désinformation, les journalistes sont assaillis de toutes parts, au point où l’auteur apparaît parfois complètement résigné : les journalistes sont « condamnés à plus ou moins long terme », écrit-il.

De fait, si Le journaliste béluga est assurément plus documenté que Nous méritons mieux, Sauvé reste très flou sur d’éventuelles avenues pour revitaliser la profession. Le journalisme est en péril, mais cela ne mène pas vraiment l’auteur à se pencher sur la nécessité de réinventer l’institution face aux transformations économiques, technologiques, sociales et politiques en cours. En témoignent certaines descriptions pour le moins idéalistes du métier, de ses normes professionnelles et de son objectivité à toute épreuve : « En lisant son journal, en écoutant le bulletin de nouvelles, on saura rapidement ce qu’il faudra savoir pour un peu mieux comprendre la société qui nous entoure », explique-t-il en introduction. The system works ! — mais hélas, de moins en moins de gens semblent au courant.

Le journalisme apparaît sous la plume de Sauvé – comme chez un grand nombre de ses collègues – telle une victime de menaces qui lui sont essentiellement extérieures. En conséquence, le réflexe de l’auteur est de se cramponner aux normes établies en écartant toute remise en question ne provenant pas du milieu lui-même. Sauvé multiplie les affirmations corporatistes selon lesquelles la formation et la déontologie des journalistes les placent bien au-dessus des papotages populaires sur les médias sociaux. Face à la prolifération de fake news, par exemple, la « profession est plus que jamais considérée comme la gardienne de l’orthodoxie en matière d’information », à la manière du « policier qui demeure un représentant de l’ordre même lorsqu’il n’est pas en uniforme  ». Aux yeux de Sauvé, la sortie de crise du journalisme apparaît relever d’une sorte de répression symbolique devant redonner aux professionnels du métier la place qui leur revient.

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On trouve davantage de perspectives stimulantes lorsqu’on regarde du côté de la relève – bien qu’il soit mal avisé de fonder tous nos espoirs sur un simple clivage générationnel : on risquerait alors de donner une unité un peu artificielle à un ensemble hétéroclite de personnes réunies par le hasard. Cela étant dit, une cohorte de journalistes n’ayant pas ou peu connu la période stable et faste des médias d’information a probablement un regard moins mélancolique sur le passé, plus distancié des modèles jadis établis et plus réceptif aux nouvelles avenues pour la profession. Deux publications des éditions Somme toute proposent de creuser ce sillon.

Dirigé par Marie-Ève Martel et Gabrielle Brassard-Lecours, l’ouvrage Prendre parole rassemble les contributions de quelques membres « de la (plus si jeune) relève journalistique », comme le dit la couverture du livre. On y trouve de courts textes invitant à refuser le rythme effréné des communications numériques et les articles sommaires conçus pour générer des clics (Thomas Deshaies), enjoignant à considérer le travail à la pige comme une opportunité pour donner de la visibilité aux réalités régionales tout en valorisant l’indépendance (Émélie Rivard-Boudreau) ou plaidant pour un développement plus soutenu d’un journalisme de données au Québec (Naël Shiab).

Par ailleurs, même un livre donnant la voix à la relève n’échappe pas automatiquement aux oppositions passéistes : à la manière de Mathieu-Robert Sauvé, Marie-Ève Martel, dans son chapitre portant sur l’éducation aux médias, reconduit de manière manichéenne un clivage entre des médias traditionnels « qui font des nouvelles et des contenus rigoureux leur pain et leur beurre  » et des médias sociaux marécageux où « faire ses propres recherches n’aura jamais été aussi dangereux » (le tout assorti d’une critique plutôt gratuite de l’enseignement de la philosophie au collégial).

Néanmoins, dans l’ensemble, le livre réussit son pari en montrant que la génération montante ne manque pas d’idées et de propositions. On en aurait même pris davantage : on sent bien qu’avec ses 114 pages, le livre nous offre uniquement un aperçu des pistes de renouvellement en gestation et se montre quelque peu réservé sur les débats en cours dans les salles de rédaction (concernant, par exemple, le manque de diversité dans ces dernières, ou la possibilité de l’objectivité en information).

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Dans le paysage québécois contemporain, l’essai Tombée médiatique de Mickaël Bergeron est probablement le plus complet et le moins complaisant à l’égard de l’état de l’institution journalistique et des actions nécessaires pour la revitaliser. Selon Bergeron, aujourd’hui chroniqueur à La Tribune de Sherbrooke, les contraintes économiques pesant sur les organisations de presse se sont alourdies depuis que les milieux d’affaires (tant les grands propriétaires que les annonceurs) les ont délaissées. Le journaliste témoigne de façon ouverte et frappante de son propre vécu de pigiste précaire qui a multiplié les projets jusqu’à l’épuisement. Cela amène Bergeron à soutenir que l’« information ne peut se permettre d’être à la merci du marché ».

La partie la plus stimulante de l’ouvrage aborde la distance sociale qui sépare bien des médias de la population qu’ils desservent, notamment en raison de cette relation avec les annonceurs : « les publicitaires aiment bien rejoindre les personnes éduquées, parce que ces personnes ont souvent un grand pouvoir d’achat. À qui s’adressent vraiment ces sections voyage, automobile, restaurants et « style de vie » si ce n’est à un lectorat qui peut dépenser ? » Si les blocages ferroviaires de la communauté de Wet’suwet’en ont principalement été abordés sous l’angle des conséquences pour l’économie, c’est notamment parce qu’il y a peu d’Autochtones dans les salles de nouvelles.

Un autre effet pervers de cette distance sociale est la prétention à l’objectivité de journalistes appartenant aux catégories dominantes de la société ou soutenant l’ordre établi. Pour Bergeron, ne pas remettre en question le statu quo apparaît en surface comme une posture « neutre », mais il s’agit en réalité d’une forme d’engagement en faveur d’un système qui bénéficie aux personnes les plus privilégiées. Se décrivant lui-même comme « ex-prestataire de l’aide sociale, queer, gros, anarchiste et autodidacte », l’auteur raconte que sa marginalité a souvent fait l’objet de méfiance dans son milieu de travail, « mais je n’ai jamais vu un patron se méfier de la “normalité” d’un·e collègue. Pourquoi ? »

L’ouvrage se termine avec des pistes de solution orientées vers une réappropriation de l’information : avenues de financement public, renforcement du Conseil de presse, journalisme « utile » ou « de solutions » répondant véritablement aux besoins et préoccupations des communautés.

Fait à noter : de tous les journalistes évoqués jusqu’à présent, Bergeron est – avec Gabrielle Brassard-Lecours, rédactrice en chef du média indépendant Ricochet – celui dont l’ancrage militant et progressiste est le plus fort. Comme quoi cet ancrage, loin de nuire au regard journalistique, peut au contraire l’enrichir. Bergeron retourne habilement sa marginalité en atout lui permettant de jeter un regard lucide et informé sur le milieu et d’identifier des voies de renouveau. Souhaitons que son analyse ait des échos au sein d’une profession si préoccupée par une crise aux multiples dimensions qu’elle semble souvent avoir de la difficulté à décentrer son regard et à explorer des avenues moins fréquentées. 

Encadré

Et le public dans tout ça ?

Les médias de masse du 20e siècle entretenaient l’image d’un public homogène, passif, docile et généralement silencieux. Avec les médias sociaux, le portrait est tout autre : le public est hétérogène, actif, volubile, critique. Pour plusieurs analystes, ce basculement fait partie de la crise des médias d’information ; ainsi, lorsqu’il est question du public, c’est généralement pour déplorer sa méconnaissance du fonctionnement des médias, sa vulnérabilité à la manipulation des fake news, ou alors carrément son caractère hostile et dangereux. Nul doute que ces réalités existent, mais ce portrait est aussi très limité. Et si la place qu’occupe désormais le public dans l’écosystème médiatique contemporain était au contraire une des pistes de sortie de la crise des médias ?

C’est le pari que fait la journaliste française Anne-Sophie Novel dans le documentaire Les médias, le monde et moi. À la manière du populaire périple écolo Demain – le film, Novel va à la rencontre d’individus s’investissant dans des médias qui prennent la crise à bras le corps pour développer de nouvelles approches. On constate à quel point le public fait souvent partie de la solution : sociofinancement, formation de clubs, participation aux choix rédactionnels, développement de formats plus conversationnels et moins coincés… Alors que le modèle médiatique axé sur les revenus publicitaires formait un auditoire abstrait, les initiatives émergentes favorisent plutôt l’établissement d’une relation de confiance appuyée sur le rejet d’une objectivité factice.

Anne-Sophie Novel et Flo Laval, Les médias, le monde et moi, L’Harmattan/Les films d’un jour, 2019, 70 minutes.

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