Le Mexique, un pays sûr ?

No 58 - février / mars 2015

International

Le Mexique, un pays sûr ?

Demandez aux étudiants d’Ayotzinapa !

Marie-France Labrecque

Plusieurs, au Québec, connaissent Acapulco ou encore les belles plages de la côte du Pacifique au Mexique. Peu d’entre eux savent toutefois que cette ville touristique prisée à la fois par les Mexicains et les étrangers depuis des décennies est située dans l’État du Guerrero, où se trouve la petite ville d’Iguala, site des événements dramatiques touchant les étudiants de l’École normale Raúl Isidro Burgos de la localité d’Ayotzinapa. Cet État est l’un des plus pauvres au Mexique ; sous la pression des industries extractives, sa population s’appauvrit de plus en plus d’ailleurs. Tout comme l’Abitibi, le Guerrero a « un ventre en or », et les minières internationales, dont les canadiennes comme Goldcorp, l’ont bien compris.

Le 26 septembre 2014, quelque 120 étudiants de l’École normale d’Ayotzinapa se sont rendus à la ville d’Iguala située à environ 150 kilomètres de là. Il s’agissait d’effectuer une collecte de fonds et réquisitionner des autobus de la compagnie locale de transport pour se rendre à Mexico quelques jours plus tard. Ces étudiants prévoyaient participer à la commémoration du massacre de plus de 300 étudiantes et étudiants dans le quartier de Tlatelolco qui a eu lieu le 2 octobre 1968, juste à la veille des Olympiques. À la fin de l’après-midi du 26 septembre, alors que les autobus et leurs passagers sortaient de la ville d’Iguala pour retourner à l’école, ils se sont butés à un barrage routier tenu par des policiers municipaux, apparemment à la demande du maire de la ville, José Luis Abarca. Les policiers ont ouvert le feu sur les autobus et les étudiants, tuant trois d’entre eux et trois autres personnes qui se trouvaient par hasard sur les lieux.

¡ Fue el Estado !

La suite est relativement confuse. On sait toutefois que l’affrontement a continué, qu’il y a eu de nombreuses personnes blessées dans la nuit du 26 au 27 septembre, que l’un des étudiants assassinés sur place a eu la peau du visage et les yeux arrachés – une technique propre au crime organisé –, et qu’enfin les policiers municipaux ont détenu 43 des étudiants qui n’ont pas réussi à se cacher et les ont remis à des membres de la bande de narcotrafiquants Guerreros Unidos. Ces derniers auraient mené les étudiants à un dépotoir, les auraient brûlés vifs, puis auraient rassemblé les cendres dans des sacs de plastique et s’en seraient débarrassés en les jetant dans la rivière. C’est du moins ce que trois membres de la bande auraient avoué, selon les affirmations du procureur général de la République, Jesús Murillo Karam, lors d’une conférence de presse le 7 novembre 2014.

Or, les choses ne sont ni aussi claires ni aussi plausibles. D’une part, on sait que la torture est souvent pratiquée par les autorités mexicaines ; d’autre part, il y a de multiples incongruités dans les déclarations des suspects. Les parents des étudiants ne sont d’ailleurs pas dupes et réclament depuis le début le retour de leurs fils en vie. Des centaines de milliers de personnes à travers le Mexique et dans tout le monde se sont ralliées à leur exhortation : «  ¡ Vivos se los llevaron, vivos los queremos ! » (« Vous les avez emportés vivants, nous les voulons vivants ! »). Plusieurs hypothèses circulent sur la disparition des étudiants, mais toutes pointent vers l’implication du maire José Luis Abarca et de son épouse dont les liens avec le crime organisé sont avérés. Après une fuite qui les incriminait d’emblée comme auteur·e·s intellectuel·le·s du massacre, ils ont été arrêté·e·s, tout comme les policiers ayant participé à l’assaut.

La tragédie d’Ayotzinapa n’est pourtant pas la seule (ni la pire) s’étant produite ces dernières années au Mexique. Les victimes viennent s’ajouter aux 100 000 personnes mortes et aux 20 000 disparues depuis 2006 dans le sillage de la guerre impliquant le gouvernement et les cartels de la drogue. Au-delà de la tristesse qu’entraînent la mort ou la disparition de jeunes personnes qui normalement ont toute la vie devant elles, la raison pour laquelle Ayotzinapa soulève autant d’indignation tant au Mexique qu’ailleurs dans le monde réside notamment dans le fait que cette fois, l’État est directement impliqué et clairement responsable (de là le cri de ralliement « ¡ Fue el Estado ! » : « C’est l’État ! »). D’une part, si la tragédie a pu se produire, c’est que les policiers municipaux étaient inféodés aux groupes locaux du crime organisé – c’était ces derniers qui payaient leur salaire ; d’autre part, le Parti de la révolution démocratique (PRD) savait depuis au moins 2013 que le maire et son épouse étaient lié·e·s au cartel de la drogue et pourtant il a fermé les yeux – le gouverneur de l’État de Guerrero, Ángel Aguirre Rivero, également du PRD, a d’ailleurs très rapidement démissionné après la disparition des étudiants. Sur le plan plus global, parmi les facteurs qui indiquent une responsabilité de l’État, il faut mentionner la corruption et surtout l’impunité généralisée dont jouissent les délinquants dans tous les domaines, le même type d’impunité qui a permis au féminicide de sévir dans ce pays depuis les années 1990 sans avoir, hélas, suscité une telle indignation.

La raison pour laquelle la tragédie Ayotzinapa soulève autant d’indignation réside notamment dans le fait que cette fois, l’État est directement impliqué et clairement responsable.

Les exigences du capitalisme néolibéral

Les nombreux massacres et les exécutions sommaires, que ce soit de jeunes, de femmes ou encore de migrant·e·s, ne sont pas des accidents de parcours ou des faits isolés. Ils sont systématiques, tout comme l’est l’impunité. Mais comment cette impunité peut-elle se produire et être entretenue ? Et surtout, à quoi et à qui peut-elle servir ? Pour comprendre l’horreur, il est indispensable de regarder du côté des exigences mêmes du capitalisme néolibéral et des corporations sur lesquelles il s’appuie. L’État du Guerrero regorge de richesses naturelles dont des minerais précieux et indispensables à l’industrie. La population est ni plus ni moins de trop sur le territoire, les nombreuses et nombreux déplacés en sont la preuve. Les compagnies extractives soit cooptent la population, soit l’éliminent ; ce qui permet d’ailleurs d’affirmer qu’être vivant dans ces régions est un acte subversif. Les étudiants d’Ayotzinapa font partie de cette population pauvre, racialisée et, comme dans leur cas, souvent résistante.

Il faut savoir que les Écoles normales rurales comme celle d’Ayotzinapa, fondées dans les années 1920 et fortement promues dans le sillage du régime de gauche des années 1934-1940, ont comme vocation la formation d’étudiants d’origine modeste et souvent autochtone. L’idéologie véhiculée dans ces écoles sans frais de scolarité est nettement progressiste et les jeunes se destinent à la formation des écoliers des nombreuses localités rurales souvent abandonnées et négligées par le pouvoir central. Depuis plusieurs années, ces institutions n’ont plus la cote et leur financement public a été considérablement réduit. Les jeunes doivent se débrouiller non seulement pour se former, mais aussi pour vivre et vaquer à leurs activités solidaires. De là la réquisition de moyens de transport (une pratique habituelle et qui n’avait pas soulevé autant de hargne à d’autres occasions) et la collecte de fonds à laquelle ils se sont livrés le 26 septembre dernier. Leur effervescence a parfois choqué les bien-pensants de telle sorte que certains les accusent d’activités subversives et de complicité avec les groupes guérilleros qui sillonnent l’arrière-pays.

L’État mexicain, désireux de faire partie du club des grands, adhère tout à fait aux mesures néolibérales de réduction du financement de l’éducation publique. Contrairement à ce que le président de l’Uruguay a affirmé dans un cri du cœur qu’il a ensuite nuancé, le Mexique n’est pas un État en déroute (Estado fallido), mais au contraire tout à fait typique de ce que peut être l’État néolibéral. La spécificité de l’État mexicain, c’est qu’il est un partenaire commercial privilégié des États-Unis. Certes, la demande pour la drogue dans ce pays y est insatiable, mais l’avidité pour les produits manufacturés à bas coût de production l’est encore davantage. Et si l’on parle de partenariat commercial, on doit souligner le fait que le Mexique fait partie de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Le Canada est donc partie prenante, pour ne pas dire complice, de toute cette dynamique néolibérale meurtrière. C’est sans doute la raison pour laquelle le gouvernement canadien est complètement muet sur les événements d’Ayotzinapa et qu’il continue à prétendre que le Mexique est un pays sûr.

Le 6 décembre dernier, les restes de l’un des étudiants, Alexander Mora, ont été formellement identifiés. Les parents n’en continuent pas moins de réclamer le retour en vie des 42 autres étudiants. Le plan émis par le président Enrique Peña Nieto pour enrayer la corruption et qui vise entre autres les policiers municipaux ne convainc nullement la multitude qui continue de réclamer sa démission. Plutôt que d’envisager des changements en profondeur dans la machine d’État, il préfère s’acharner sur les manifestantes et manifestants des grandes marches du 20 novembre et du 1er décembre 2014 en les jetant en prison. C’est ainsi qu’il prétend renforcer l’État de droit.

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