« Où qu’il se situe sur sa trajectoire, le migrant a des droits »

Dossier : Migrations mouvementées

Dossier : Migrations mouvementées

« Où qu’il se situe sur sa trajectoire, le migrant a des droits »

Lucie Lamarche, Rémi Leroux

Avant d’être travailleur saisonnier, sans-papiers, demandeur d’asile ou travailleuse domestique, le migrant est une personne. Au-delà des catégories que le droit international s’acharne à définir, un migrant s’inscrit dans une trajectoire qui lui est propre. Professeure à l’UQAM, spécialiste du droit international, des droits économiques et sociaux, des droits des femmes et des institutions des droits de la personne, Lucie Lamarche milite pour une reconnaissance des trajectoires de mobilité des migrant·e·s. Afin qu’ils et elles cessent d’être perçu·e·s tantôt comme une menace potentielle pour les États, tantôt comme des personnes asservies à la fluidité des biens et services, héritage toxique des accords de commerce international. Entrevue.

À bâbord !  : Dans un monde en mouvement, la figure du migrant présente de nombreuses facettes qui ne sont pas toujours faciles à appréhender. En particulier du point de vue des droits. Quelle approche privilégier ?

Lucie Lamarche : Je suis très sensible à la littérature qui déconstruit l’idée que le migrant ne serait qu’une victime. C’est bien plus complexe. À partir du moment où ils s’inscrivent dans une trajectoire de migration, les gens sont infiniment créatifs. On touche ici à l’idée d’agency, d’agentivité [notion qui veut qu’une personne a la capacité d’agir sur sa propre vie et sur le monde qui l’entoure, NDLR]. Lorsqu’on promeut les droits humains et que l’on clame et décla­me les procédures d’empowerment, c’est toujours paradoxal de ramener le migrant à cette seule posture de victime. Cela devient gênant et c’est un peu contre-productif. De ce point de vue, la communauté philippine est un exemple intéressant d’agentivité. Il y a une telle expertise dans les villages philippins, des choix collectifs sont faits et il n’est plus possible de percevoir les travailleuses domestiques au Cana­da seulement comme des victimes. Il faut prendre en considération les postures complexes du migrant et faire émerger les migrants comme des personnes. Ce ne sont pas des êtres de transit.

ÀB !  : D’où nous vient cette culture de l’être de transit ?

L. L. : Je pense qu’elle nous vient des accords de commerce. On a combattu hier contre les accords de l’OMC, aujourd’hui contre les accords Canada-Union européenne. Nous avons tous dénoncé l’extrême fluidité du commerce des biens et des services et nous n’avons pas vu que, dans cette logique commerciale, les personnes devenaient du même coup asservies à cette fluidité. L’ingénieur aéronautique suit l’aile d’avion, le designer suit je ne sais quel produit… Les migrant·e·s, voilà un groupe qui nous laisse perplexes car il est fluide. Comment assurer la portabilité et la fluidité des droits ? Prenons un exemple concret : un travailleur se blesse sur un chantier de construction à Toronto, il perd son permis de travail parce qu’il est accidenté et rentre en Turquie ou au Guatemala. Ce travailleur migrant ne devrait pas perdre ses droits à la rente d’accidenté parce qu’il a quitté le territoire. C’est tout le problème de portabilité des droits. Ce n’est pas parce que le travailleur est parti qu’il n’y a plus de travailleur. Il y a un problème d’ancrage du droit. Or, si l’on continue à focaliser à outrance sur les catégories de migrant·e·s, d’une certaine façon, nous portons atteinte à notre capacité à voir la personne avant le sans-papiers, le « terroriste », le réfugié. Le droit fixe les catégories et les statuts alors que le migrant bouge, il aspire à quelque chose qui peut aller à la citoyenneté de son pays d’accueil. Le droit et la réalité du migrant ne fonctionnent plus ensemble.


ÀB ! : François Crépeau, Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme des migrants, estime que certains États sont plus toxiques que d’autres du point de vue des politiques migratoires et des régimes juridiques.

L. L. : Il y a 240 millions de migrant·e·s qui se déplacent chaque année, qui sont en mouvement, qui cherchent la paix, la sécurité, un boulot… Je ne pense pas que leur grand problème dans la vie soit l’échelle de toxicité du territoire où ils vont atterrir. Que nous nous en préoccupions, soit, mais de là à établir une corrélation entre d’une part, une affirmation des droits des migrant·e·s et, d’autre part, la toxicité d’un État, j’ai beaucoup de difficulté à m’inscrire dans cette perspective. La logique ultime serait de dire : parce que tel pays est plus toxique, les migrant·e·s vont chercher à l’éviter. Statistiquement, ce n’est pas vrai que des pays toxiques sont désertés par les migrant·e·s. Prenons simplement l’exemple du Royaume-Uni.

Cela étant dit, je pense que le Canada a sa part de responsabilité en matière de privation et de déni des droits économiques et sociaux de la personne. Le récent projet de loi C-43 en est une illustration marquante. Ce que dit le gouvernement fédéral aux provinces, c’est puisque vous avez une âme humanitaire, payez tout seul. Si vous voulez ouvrir les portes de vos hôpitaux et celles de vos écoles aux sans-papiers… soit, mais vous assumerez la facture. Le fédéral ne participera plus. C’est une rupture importante du contrat qui engage depuis toujours le gouvernement fédéral à financer les programmes sociaux au Canada.

ÀB !  : Il existe pourtant des réactions, des résis­tances à cette posture idéologique.

L. L. : Cela nous ramène en effet à la géographie des trajectoires. L’enjeu du territoire est ici important, de plus en plus central. Nous entrons dans une nouvelle fluidité. Lorsque j’ai fait mon droit public, on m’a appris qu’il y avait des compétences fédérales et provinciales. Or, maintenant, les acteurs locaux émergent et ils sont de plus en plus déterminants. Au Canada, 80 % des habitant·e·s vivent dans les villes et proche de la frontière américaine, si l’on exclut les chantiers de type Fort McMurray. La dynamique de mobilité se joue donc au Sud et en milieu urbain. Les villes vont devoir développer leur autonomie et leur posture propre par rapport aux enjeux de migrations. Gatineau et Edmonton le font déjà. Ce sont les deux premières villes d’accueil d’immigration légale au Canada. Elles relèvent des défis importants, engagent des dépenses municipales dans l’éducation, les loisirs, la culture, le logement, les transports. Elles pensent l’intégration, structurent la ville autour de ce projet, lui donnent une dynamique et portent attention aux personnes. Ce niveau d’humanité est rendu plus évident à l’échelon municipal. C’est aussi une façon de dire que la géographie des droits humains des migrant·e·s se joue à une autre échelle que celle de l’État.

ÀB !  : C’est l’idée du « droit à la ville » ?

L. L. : C’est une posture politique qui s’inscrit dans cette perspective historique. Les commissions scolaires de Toronto, par exemple, appliquent le « don’t ask, don’t tell » [« ne posez pas de questions, n’en parlez pas », NDLR] depuis longtemps. C’est un héritage direct de leurs traditions de refuge d’église, de leur culture protestante. Quand une école dit « don’t ask, don’t tell », c’est qu’elle ne veut pas savoir. Un enfant quel qu’il soit doit être éduqué, c’est tout. Ces postures locales défient la toxicité nationale. Ce n’est pas bruyant, cela ne fait pas d’éclat, mais il s’agit bel et bien de communautés réunies autour de personnes vulnérables et, en ce sens, c’est une perpétuation de la tradition du sanctuaire dans sa déclinaison contemporaine. C’est comme une extension du sanctuaire à l’espace public. Tantôt l’hôpital, tantôt l’école, tantôt la bibliothèque, tantôt le logement social. Il y a là une reconnaissance des trajectoires de mobilité. Où que l’on soit, nous sommes des personnes. Il est possible que le gouvernement fédéral soit un petit peu débordé par ces villes qui agissent.

C’est aussi le postulat de la Convention des Nations unies sur les droits des travailleurs migrants et de leur famille. Où que le migrant se situe sur sa trajectoire, il a des droits. Inutile de dire que les pays du Nord ne sont pas très excités à l’idée de ratifier cette convention. Mais, dans le groupe Amérique latine, tous les États l’ont ratifiée. D’une certaine façon, c’est un régio­nalisme d’avant-garde. Au Chili, les travailleuses domestiques boliviennes font partie du tissu social et économique chilien. Elles sont là, elles accouchent, leurs enfants vont à l’école, elles sont malades. C’est le bon sens, le pragmatisme économique, un peu la recherche de la paix sociale aussi.

ÀB ! : Le Canada a opté pour un régime juridique plus oppressif. Comment l’expliquer ?

L. L. : Le Canada est dans une situation un peu particulière. Il a un gros voisin, mais il est aussi très orphelin. Nous ne sommes pas en Europe, nous n’avons pas de directives européennes, nous n’avons pas Schengen. Nous ne contrôlons pas nos frontières dans cette même logi­que de co-responsabilité entre États. Comme l’Australie, le Canada joue dur parce qu’il est peu imputable sur le plan régional. Cela leur permet de carburer avec plus de dureté et de mettre de côté, d’oblitérer l’idée que le migrant est avant tout une personne. Ces pays créent des régimes juridiques oppressifs. Pourtant, les migrations ne diminueront pas. Est-ce que cette réponse du droit marteau, le droit qui refoule, qui dit non, est-ce qu’elle est soutenable ? Je pense que de plus en plus de pays commencent à comprendre qu’elle ne l’est pas. Dans ce registre, le Canada est plus lent que d’autres parce qu’il subit peu de pressions. L’approche par les lois marteau, c’est finalement un bien gros outillage pour un problème, si problème il y a, assez léger au Canada, si on compare la question migratoire canadienne à celle des pays européens. Mais, je refuse l’idée que Harper nous a tous dans sa poche arrière. Cette idée m’énerve. Peut-être sommes-nous déprimés, voire cyniques, mais cette dureté, ce n’est pas notre vision du monde. Je le dis avec toute ma candeur de Canadienne/Québécoise… Cette dureté, ce n’est pas nous. Nous sommes tous des immigrants ici.

ÀB ! : N’y a-t-il pas tout de même une rupture de l’équilibre historique entre utilitarisme migratoire et accès à la citoyenneté ? Longtemps, le second découlait du premier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui au Canada.

L. L. : Travelling with a bundle of rights… Je suis attachée à cette idée de pouvoir voyager avec un ensemble de droits. Cela inclut le droit d’aspirer à la citoyenneté. Alors, oui, de ce point de vue, la chaîne est rompue au Canada. Mais c’est précisément là qu’est la lutte : il faut inscrire dans les trajectoires l’idée que je voyage avec tous mes droits, y compris celui de rester chez vous. Le Canada n’est pas obligé de m’accueillir, mais il est mieux d’avoir une bonne raison pour ne pas le faire. C’est pour cela que j’aime l’idée du périmètre des droits ou du sac-à-dos des droits. Je mets dans le sac le droit de rester comme celui de partir. De nombreux travailleurs mexicains ont des relations profondes avec les fermiers canadiens, mais jamais ils ne resteront en hiver au Canada. Leur vie est ainsi construite. Les mouvements militants ont parfois jeté le cochonnet dans la mauvaise direction. Tous les migrants ne veulent pas rester.

En empruntant « globalisation » aux Américains, le problème, c’est que nous avons restreint « mondialisation » au panier des mauvaises nouvelles. Mais, il y a des gens qui ont écrit de très belles choses sur la mondialisation des cultures, l’hybridation. Les enfants des migrants méritent une attention particulière, ils ne feront pas les mêmes choix migratoires que leurs parents. Un pays comme le nôtre devrait avoir compris cela. Porter son identité, c’est quelque chose de complexe. Alors, on préfère imposer au migrant un statut de vulnérabilité. Il en découle un ensemble figé de violations des droits. Ce n’est pas porteur pour l’avenir. Une personne est comme le bonheur, elle est partout et nulle part. Le projet des droits humains va avec l’idée d’un monde équitable. Les droits portables, c’est le nouvel enjeu du rôle du droit dans le coffre à outils juridique et je pense que ce coffre peut être plus résilient que, et j’y reviens, la toxicité d’un État.

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