Dossier : Perturbations à prévoir

Dossier : Perturbations à prévoir

Perturber les frontières

Ciara Byrne

Depuis plus de 15 ans, Solidarité sans frontières (SSF) se mobilise sans relâche sur la base de quelques revendications simples : un statut pour toutes les personnes migrantes, la fin des détentions et des déportations, l’abolition de la double peine et, enfin, l’établissement d’une Cité sans frontières [1].

Cette lutte pour la justice migrante implique de recourir à diverses tactiques de perturbation visant à interrompre momentanément le fonctionnement du système frontalier et à remettre en cause sa légitimité. Les quelques exemples qui suivent s’inscrivent dans la longue chaîne des innombrables actions destinées à faire tomber les systèmes de domination violents.

Qu’appelle-t-on « frontières » ?

Les frontières ne se réduisent pas à des postes policiers ou militaires, à des clôtures délimitant des territoires étatiques. Par frontières, on désigne la somme des moyens employés au sein des stratégies étatiques de dissuasion de la migration humaine : les déserts et les océans utilisés à cette fin par les États ; les amendes imposées aux compagnies aériennes pour transport d’« indésirables » et les peines d’emprisonnement pour la « contrebande humaine » ; les procédures bureaucratiques, les formulaires d’application, les frais administratifs et légaux, l’imbrication compliquée des règles, les exceptions et les pouvoirs discrétionnaires, les auditions, les vérifications criminelles, les examens médicaux ; les prisons pour personnes migrantes ; les centres privés de surveillance d’immigration, les agents armés de l’Agence des services frontaliers ; les compagnies aériennes chargées des déportations ; les documents conditionnant l’accès à l’aide sociale, à la santé, à l’éducation, aux normes du travail et aux droits politiques ; enfin, les discours banalisant la violence du système et justifiant les rapports de domination qu’il perpétue. Les frontières jouent un rôle essentiel dans ce que Salih Booker et William Minter appellent l’apartheid global, soit le système de règles racistes, classistes, hétéropatriarcales et capacitistes qui excluent des personnes et des groupes dans l’accès aux statuts et aux droits qui les accompagnent.

Réalité plurielle, le système frontalier offre toutefois de multiples occasions de perturbation.

Comment agissons-nous devant un fusil ?

L’une des premières tactiques utilisées par SSF a été l’organisation de visites de bureaux de personnalités politiques par des délégations militantes, à commencer par le bureau du ministre canadien de l’Immigration. L’occupation des lieux était accompagnée de déploiement de bannières et de bruit. Le but de ces interventions était d’interrompre le travail quotidien du personnel afin d’attirer l’attention sur la situation de personnes ou de groupes visés par un avis de déportation.

Les ministres successifs de l’Immigration ont été régulièrement ciblés quand ils ou elles tentaient de participer à des débats publics à Montréal ou à Ottawa. Les discours officiels sur les « faux réfugié·e·s » ou la « sécurisation des frontières » ont été maintes fois perturbés et remis en question. S’il a fallu parfois faire preuve d’inventivité pour parvenir à s’immiscer dans des lieux difficiles d’accès et faire face à des arrestations, la plupart de ces actions ont été réalisées avec une préparation somme toute légère et les conséquences pour les militant·e·s sont restées minimales. Autres lieux ciblés : les bureaux montréalais des machines à déporter que sont la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Sans consentement explicite des personnes concernées, SSF s’est toujours abstenu de perturber les audiences de la CISR pour l’octroi du statut de réfugié ou pour la détention, préférant alors occuper les salles d’attente au moyen d’actions de style flash-mob. Ainsi, une exposition itinérante de portraits d’Abdelkader Belaouni – un demandeur d’asile débouté qui a trouvé refuge dans une église montréalaise pendant quatre ans −, accompagnée de vins et fromages servis aux personnes attendant leur audience, a été le point de départ d’une marche de solidarité dans le métro de Montréal. Dans une action en solidarité avec une famille faisant face à la déportation, la salle d’attente de la CISR a été un jour envahie par un groupe de musique et une « roue de fortune des réfugié·e·s » dénonçant l’arbitraire des décisions variant considérablement d’un·e commissaire à l’autre. Ces actions de perturbation sont autant de façons de remettre en cause la légitimité des procédures.

Au bâtiment principal d’Immigration Canada, la seule présence de militant·e·s avec quelques bannières et un mégaphone suffit souvent à provoquer la fermeture de la porte principale, donc à interrompre la marche normale des procédures. En 2016, une occupation dérangeante de la salle principale, redécorée à cette occasion, a déstabilisé et ralenti les processus de déportation toute une matinée jusqu’à l’arrivée de l’escouade antiémeute. L’action a eu un prix élevé : près de 20 personnes furent arrêtées et judiciarisées.

En réaction à l’assassinat de Bolante Idowu Alo par l’Agence des services frontaliers en 2018, des personnes se sont enchaînées aux portes de l’édifice du 1010, rue Saint-Antoine Ouest, empêchant ainsi le personnel d’entrer pendant plusieurs heures.

Des actions de perturbation sont fréquemment organisées à l’aéroport de Montréal au moment du départ d’un avion à bord duquel l’ASFC fait monter une personne déportée. Discours, tracts et guide incitent les passagers·ères à rester debout au moment du départ afin de faire pression sur les pilotes dans l’espoir qu’ils refusent l’accès à la personne visée par un ordre de déportation. Même si elle n’a jamais permis d’éviter la déportation, une telle action a contribué à briser le silence dans lequel les compagnies aériennes procèdent aux déportations.

Au cours de sa campagne visant à assurer l’accès à l’école pour les enfants sans papiers, le Collectif éducation sans frontières, un organisme satellite de SSF, a perturbé à plusieurs occasions les audiences de la principale commission scolaire de Montréal, la CSDM, afin de la forcer à utiliser son pouvoir discrétionnaire pour permettre à tous les enfants d’accéder aux écoles. La campagne du collectif a mené à l’adoption du projet de loi 144 qui élargit l’accès à l’éducation gratuite pour un plus grand nombre d’enfants.

Le plus grand défi quand il s’agit de planifier des actions perturbatrices concerne leurs possibles impacts négatifs sur d’autres personnes sous le joug de l’ASFC : telle personne, engagée dans de longs processus bureaucratiques, se trouve devant des portes verrouillées ; telle autre est refoulée en raison de l’annulation des heures de visite au centre de détention, etc. L’enjeu est de tenir compte du fait que le système que nous voulons perturber offre à des gens une manière sécuritaire de franchir les frontières.

Ces diverses actions font ainsi une place, même brève, à de nouvelles façons de penser et de sentir, à de nouvelles possibilités. Elles préfigurent des changements dans les rapports de pouvoir en mesure de déstabiliser un système de domination. Même devant un fusil − les agent·e·s de l’Agence des services frontaliers portent des armes −, une liberté peut émerger ; partant, de nouveaux possibles pour une réorganisation radicale des relations sociales fondées sur le soin à nous apporter mutuellement, sur l’égalité et la liberté. Comment agissons-nous devant ce fusil ?


[1Pour plus d’informations, voir www.solidarityacrossborders.org/fr.

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