Perturbations queers et autres troubles dans le genre

Dossier : Perturbations à prévoir

Dossier : Perturbations à prévoir

Perturbations queers et autres troubles dans le genre

Eve Martin Jalbert

Il y a trente ans paraissait l’ouvrage majeur de Judith Butler, Trouble dans le genre, dont le sous-titre annonçait la contribution de la pensée queer au domaine des perturbations : le féminisme et la subversion de l’identité [1].

Véritable pavé philosophique jeté dans la mare des « catégories naturalisées de l’identité et du désir  » qui sous-tendent « la pensée binaire sur le genre et l’hétérosexualité obligatoire », le livre ouvre la voie à une compréhension élargie des pratiques de transformation radicale du monde en mesure d’y inclure les actes d’autodétermination dans le genre et dans l’identité sexuelle comme autant de manifestations de la possibilité de faire autre chose que ce qui est fait, hors des assignations identitaires.

Le genre comme espace d’autodétermination

L’ouvrage de Butler n’est pas seulement une parole philosophique, généalogie des normes restrictives de corps et de genre envisagées comme « les effets d’une certaine formation du pouvoir  ». Il est aussi une parole politique, un appel, une décision de rupture, une ouverture de possibilités résultant de la critique radicale des catégories de l’identité. Le dernier chapitre surtout pointe vers des « actes corporels subversifs », temporaires ou permanents, qui « dérèglent », « déforment » ou « déstabilisent » ce que Butler appelle « la fiction régulatrice de la cohérence hétérosexuelle ». Cette fiction, qui se dissimule comme fiction, consiste en la naturalisation artificielle des diverses dimensions de l’expérience genrée : le sexe anatomique, l’identité de genre et la performance du genre. Les « discontinuités du genre », écrit-elle, traversent notamment « les contextes hétérosexuels, bisexuels, gais et lesbiens où le genre ne découle pas nécessairement du sexe, et où le désir, la sexualité en général ne semblent pas dépendre directement du genre ». Ces discontinuités ne mettent pas seulement en évidence le fait que tout attribut du genre, « créé par des performances sociales ininterrompues », a une structure sociale contingente profondément imitative ; elles empêchent également que l’on invoque « des identités naturalisées ou essentielles  ».

Cette réévaluation du genre, sur la base de l’idée de l’inexistence d’« essences » masculine et féminine qui préexisteraient aux actes performatifs, étend le champ des possibles sur ce qu’invisibilise, exclut et punit la fiction hétéronormative et cisnormative [2] : « les possibilités performatives de faire proliférer les configurations du genre en dehors des cadres restrictifs de la domination masculine et de l’hétérosexualité obligatoire ».

Le genre peut être un domaine de liberté, d’autonomisation, d’autodétermination.

D’un trouble à l’autre

De telles perturbations ne manquent pas de déclencher la panique, l’angoisse ou l’agressivité des tenant·e·s de la norme dominante. C’est que cette déstabilisation des catégories naturalisées de l’identité peut semer un trouble dont témoignait malgré elle une personne qui, lors d’une fête d’enfants à laquelle j’assistais comme parent, venait d’offrir aux enfants des cadeaux on ne peut plus genrés – ce qu’on lui fit remarquer − et qui se justifia ainsi de reconduire des stéréotypes : « Les stéréotypes, c’est rassurant ! » «  Ça dépend pour qui », chuchota quelqu’un. Cette conviction – c’est sur le ton de la conviction que la première phrase avait été proférée – témoigne en creux de la nature de la perturbation intérieure dont serait la cause la déstabilisation des caractérisations genrées préétablies : si le stéréotype rassure, c’est que l’identité est souvent vécue non pas comme une réalité construite, mais sur le mode de la croyance forte et structurante ; et qu’à l’inverse, les configurations du genre hors normes peuvent être perçues comme de véritables actes de profanation, capables pourtant de rendre les attributs de genre « vraiment et absolument incroyables », pour reprendre le jeu de mots de Butler. On imagine bien le rôle que peut jouer cette insécurité dans les violences répressives qui se portent au secours de l’hétéronormativité et de la cisnormativité du seul fait d’actes d’incroyance dans des sociétés, des milieux où « les distinctions de genre font partie intégrante de ce qui “humanise” les individus  ».

La répression, le « backlash » qui accompagne toute aventure autonomisante − non pas seulement après, mais en même temps – révèle certes la puissance des perturbations queers. Mais elle indique surtout le besoin, pour les personnes queers, de prolonger les divers actes corporels subversifs en agir proprement politique apte à les pérenniser et à les transformer en pratiques sociales anti-oppressives plus larges.

ZAD queers

Les espaces sociaux inclusifs et sécuritaires peuvent assurément agir dans le sens de l’action directe, c’est-à-dire de la transformation radicale de la vie et de sa vie pour se mettre en cohérence quitte à impliquer « toutes les dimensions de la vie ou presque » (Jean-Baptiste Comby), à plus forte raison si ces espaces s’accompagnent d’actes discursifs anti-oppressifs. Ils sont aujourd’hui nombreux les lieux fondés sur des déclarations de principes, des bases d’unité orientées vers un refus des divers systèmes d’oppression et vers la promotion de l’« autodétermination de genre et de la souveraineté de l’individu sur son propre corps » (Centre de lutte contre l’oppression des genres). À Montréal, les organisations communautaires et les centres de ressources (ASTT(e)Q, GRIS, Projet 10), les espaces d’exposition et de création, de dialogues et d’échanges (Montréal arts interculturels [MAI], articule), les librairies et bibliothèques (l’Euguélionne, Mandragore), les festivals (Qouleur, Pervers/Cité), les cafés (Le Cagibi, Café Velours), les bars et salles de spectacle (Notre-Dame-des-Quilles, bar le Ritz), etc., sont autant de lieux où il est possible de définir et d’exprimer son identité, et d’expérimenter de nouveaux modes de vie et d’organisation en dehors des divers systèmes d’oppression.

Ces prolongements politiques de la subversion dans le genre − échappant par ailleurs à « l’agenda corporatif gai » et à « l’aseptisation homogénéisée des queers » (Pervers/Cité) – annoncent bien l’horizon plus large des perturbations queers : l’établissement de véritables zones à défendre (ZAD), comme à Notre-Dame-des-Landes, à la fois «  îlots de résistance » et « lieux de vie collective  » où l’on puisse, « par l’intermédiaire du soutien par les pairs et de la militance » (ASTT(e)Q), « inventer de nouvelles façons d’être ensemble, prendre soin les un·e·s les autres, être fabuleuses et plein·e·s de paillettes dans le lit et dans la rue, poursuivre les luttes », comme l’écrivait le collectif PolitiQ.

C’est que de telles reconfigurations et de telles zones viennent avec des formes de soutien et des rencontres de volontés et d’affinités, avec des gains d’autonomie, avec des initiatives et des mobilisations, avec enfin des espérances.

« La terre entière est une zone à défendre  », disait-on à Notre-Dame-des-Landes.

La diversité des identités fait partie de la zone à défendre.


[1Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005, 2006 (1990).

[2La cisnormativité désigne le fait de considérer que les personnes dont l’identité de genre correspond au genre qui leur a été attribué à la naissance sont la norme, au détriment des personnes trans, intersexes ou non binaires.

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