Dossier (en ligne) : Covid 19 (…)

De la solidarité

Nathalie Stake-Doucet

Je n’aurai jamais assez de colère pour compenser les morts, les malades, les abandonné.e.s. Je n’arrêterai jamais d’être fâchée face aux injustices flagrantes de notre réseau de santé, ainsi que des platitudes scriptées de nos décideurs pour les excuser.

Mais aujourd’hui, il y a la fierté qui me démange aussi.

La fierté d’être parmi celles qui, malgré les embûches, sauvent, soignent et soulagent. J’ai l’impression de faire partie de la meilleure équipe du monde, comme si j’avais l’illustre privilège de jouer avec le Canadien des années 70 ou les Bulls des années 90. Parce que les soignant.e.s, les résident.e.s et les familles que j’ai croisé pendant la pandémie, ce sont tous des Michael Jordan.

Je ne veux pas simplement jeter des fleurs à mes collègues. Je veux ici vous décrire leurs actions, qui témoignent de l’intelligence et la débrouillardise de l’être humain en temps de crise. Nos politiciens et nos décideurs ont agi peu et tard, mais les gens sur le terrain n’ont pas attendu après eux.

Dès la fin mars, un dentiste, dont la pratique avait été fermée avec le confinement, s’est organisé avec des collègues pour donner de l’équipement de protection individuelle sur le terrain. Malgré les assurances répétées qu’il n’y avait pas de pénurie d’équipement, ils ont écouté les gens sur le terrain, dont le discours ne concordait pas avec celui des autorités. Ils ont essayé de passer par les CIUSSS, mais la réponse, s’il y en avait une, n’était généralement pas positive.

Pas de problème, on s’organise. J’ai eu la chance de faire quelques commissions à vélo pour ce groupe, Donnez la protection, qui a emmené des milliers de masques, de blouses et de visières directement à des CHSLD, des hôpitaux et des groupes communautaires. Quelqu’un témoignait du manque d’EPI (équipement de protection individuelle) ? On était là. On sollicitait des gens pour des dons, et on allait distribuer aussitôt le stock qu’on recevait, directement dans les mains d’une infirmière, d’une préposée, d’un pair aidant. Pas de formulaire interminable à remplir, de comités à consulter. On faisait confiance aux gens sur le terrain s’ils nous disaient qu’ils avaient besoin de protection.

Le gouvernement a eu la brillante idée de foutre à la porte les proches-aidants des CHSLD ? Ça prend plus qu’un protocole et des mots sur un bout de papier pour séparer des gens qui s’aiment. Des proches ont réussi à se faire embaucher comme préposés, comme laveurs de vitres, comme bénévoles. J’ai eu la chance de travailler avec quelqu’un dont la mère était résidente dans le centre. Ma collègue s’était fait dire très sévèrement qu’elle ne pouvait absolument pas aller voir sa mère.

Très drôle.

Évidemment, aucun d’entre nous n’a écouté cette directive. D’abord car elle était injuste, et deuxièmement car nous ne voulions à aucun prix être de ces personnes qui empêchent quelqu’un de mourant d’être avec un être aimé. Les directives venues des bureaux, ça ne nous disait rien. Ça ne nous parlait pas, à nous, qui voyions des dizaines de morts, des résident.e.s aimé.e.s décimé.e.s par une pandémie et par la négligence ininterrompue des gouvernements des vingt dernières années. Qu’est-ce qu’ils pensaient qu’on allait faire ? Qu’on ferait un barrage devant la porte d’une résidente pour ne pas que sa fille puisse entrer sur ordre de « notre employeur » ? Sur quelle planète vivent-ils ? Quel ordre stupide et sans cœur, qui révèle à lui seul toutes les failles de notre réseau.

L’employeur, une machine

Notre « employeur », parlons en justement. Ce mot ne désigne pas une personne mais une machine. Qui m’a embauchée ? Qui a embauché mes collègues ? Dans les méandres du labyrinthe administratif du réseau, j’ai parlé à des « agentes administratives » à des « agents de gestion », des « agentes de soutien ». Beaucoup d’agent.e.s, beaucoup de formulaires, mais personne (évidemment) n’a le titre « d’employeur ». Qui dois-je contacter alors quand on me dit d’en « parler à mon employeur » ? C’est révélateur quand on pense à comment ce mot est utilisé, ce qu’il veut dire. L’employeur, ce n’est pas une personne, ce n’est personne. C’est une machine.

La machine des CIUSSS et des CISSS aime s’imaginer qu’elle nous contrôle, s’imaginer qu’on est des robots obéissants. À force de recevoir des directives et des protocoles dénués de toute compréhension de la situation sur le terrain, je me suis déjà demandé en riant (jaune) s’il n’y avait pas dans un sous-sol du MiniLove un laboratoire qui essayerait d’entrainer des chiens ou des drones pour faire notre travail. Ça semble si terriblement inconvénient pour nos « employeurs » qu’on pense, qu’on utilise notre jugement clinique, qu’on s’attache aux résident.e.s qu’on soigne.

J’ai fini par tomber malade. Les directives sur comment et dans quelles circonstances porter un N95 ayant changé à maintes reprises, j’ai probablement donné des soins avec un masque de procédure quand j’aurais dû avoir un N95. J’essayais de rester au fait des dernières études, mais de toute évidence pas assez. Parce que oui, il a fallu qu’on se tourne vers d’autres sources d’information que le gouvernement et les CIUSSS. La confiance déjà fragilisée par l’omerta constante, par les abus de TSO (temps supplémentaire obligatoire), a reçu un coup mortel avec le décret. Comment faire confiance à un employeur qui applique le décret avant même qu’il y ait un cas de COVID-19 ? Comment faire confiance à un employeur qui interdisait le port de masques de procédure au début de la pandémie, même quand les travailleurs amenaient les masques de chez eux ?

On s’est fait confiance entre nous, et ça a sauvé des vies. Ne laissez pas les autorités vous dire autrement.

Est-ce que nos CIUSSS et CISSS ont appris de cette expérience ? Pas tous on dirait, parce que des collègues me disent encore qu’elles sont sanctionnées ou menacées de sanctions pour avoir osé essayer de défendre publiquement leur santé et celle de leurs patients. Je ne sais pas quelle réputation les CIUSSS et CISSS s’imaginent avoir, mais ce ne sont pas nos témoignages qui la salissent. Vous faites ça très bien tout seuls. En fait, chaque témoignage censuré est une autre opportunité manquée de redorer votre blason. On ne témoigne pas pour salir votre réputation, au contraire. Chaque témoignage est une main tendue. On n’en a franchement rien à cirer, de votre réputation. Ce qui nous inquiète, c’est la qualité des soins, la sécurité des résident.e.s. Avec chaque coup de massue sur nos inquiétudes, vous creusez le fossé qui nous sépare. Et plus on vous voit de loin, moins vous nous faites peur. On va continuer à témoigner, à tendre la main, mais on sait que ce n’est pas sur vous qu’on peut compter.

Vous cependant, vous pouvez compter sur nous. Même quand vous nous accusez de fuir, de ne pas vouloir travailler à temps plein, de ne pas en faire assez. On est là, avec les résident.e.s, avec les familles et les proches. On comprend que vous ne réaliserez jamais l’ampleur de la tâche que nous accomplissons à tous les jours. C’est correct, j’imagine qu’il vous manque de la formation continue à ce sujet. Je vous encourage à rehausser vos compétences. D’ici là, au moins, laissez-nous travailler. Investissez moins dans les relations publiques et plus dans les relations intimes ; ces relations de soin qu’on s’évertue à maintenir dans des conditions que vous rendez impossibles. Vous verrez, ça fera des miracles pour votre réputation.

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