La révolte libanaise contre l’indécence de ses gouvernants

No 83 - mars 2020

International

La révolte libanaise contre l’indécence de ses gouvernants

Francis Vermède

Depuis le 18 octobre 2019, le Liban est en proie à un mouvement social sans précédent, à la fois par son ampleur et sa composition. Retour sur une situation singulière au Proche-Orient.

Au Liban, pays du Proche-Orient coincé entre une Syrie en guerre civile depuis 8 ans et une Palestine occupée par l’État israélien, tout a commencé par l’incrédulité. Dans ce pays dont a minima un tiers des habitants vivrait sous le seuil de pauvreté et frappé par une dette publique de 83,84 milliards de dollars US en 2018, le gouvernement a annoncé en septembre 2019 une série de mesures pour relancer une économie moribonde et dynamiser le fonctionnement des services publics.

Parmi les propositions, une annonce mettra le feu aux poudres : taxer les appels passés par l’application WhatsApp, qui s’avère être l’un des outils de communication les plus utilisés du pays. Le prix des télécommunications étant parmi les plus coûteux du monde arabe, les Libanais·es sont contraint·e·s de composer avec cette application pour continuer à échanger et travailler. Une taxation sur ces appels vient donc taper dans le maigre portefeuille de tous les habitant·e·s. Paradoxalement, ce sont les réseaux sociaux et notamment WhatsApp qui ont servi de caisse de résonnance instantanée à cette annonce, qui s’est immédiatement mue en colère. Rapidement les premiers messages entre proches convergent vers la seule réponse possible : prendre la rue !

Un ras-le-bol collectif

Ce premier mouvement citoyen – suite à l’annonce – ne fut pas une manifestation organisée, cadrée et pensée. C’était une réaction spontanée, un cri d’écœurement face à la vulgarité d’un gouvernement qui bafoue son peuple depuis trop longtemps. Ainsi, dès le 18 octobre, des Libanais·es se sont retrouvé·e·s au centre-ville de Beyrouth, à quelques centaines de mètres du Sérail, le siège du pouvoir. Une poignée d’abord, puis de plus en plus de citoyen·ne·s, rejoint·e·s par d’autres, le tout, sans aucun drapeau de parti politique. Une première dans un pays rompu aux manifestations publiques, mais toujours soutenu par un mouvement politique et/ou religieux. Un soubresaut social, sans affiliation, sans mot d’ordre si ce n’est que cette colère partagée.

De là suivront des semaines de mobilisations, de blocages des axes routiers, de danses, de chants, de discussions, d’occupation, de tensions, et ce, dans tout le Liban. Et si l’intensité semble faiblir, le rythme reste soutenu : il faut du changement, et peut être même la ثورة (thaoura), la révolution. Du nord majoritairement sunnite et chrétien, jusque dans les montagnes druzes, en passant par les villes côtières du sud, chiites pour la plupart, c’est tout un pays qui vibre ensemble. Même certains représentants religieux manifestent : ceux qui remettent en cause les hiérarchies chrétiennes et le système des cheiks.

L’émergence des mouvements qui émaillent le Liban depuis ce 18 octobre 2019 part donc d’une impulsion commune, d’une goutte qui aura fait déborder la colère de tout un peuple. Cette insultante taxation des messages Internet sur les téléphones portables n’est que la suite de décennies de gestion tronquée et partiale de la part des gouvernements successifs, à l’image de la gestion de l’électricité, de l’eau, du traitement des ordures, des transports en commun, de la voirie, des hôpitaux publics, etc. – la liste non exhaustive pourrait s’allonger aisément.

Malgré la fin de la guerre civile en 1990, le pays peine à réformer son économie du fait de la surdité de certains dirigeants qui envisagent la conduite de l’État comme un ensemble de manœuvres à court terme qui visent d’abord l’enrichissement de leur famille communautaire et des groupes d’entreprises qu’ils dirigent. Sans oublier les intérêts des familles les plus fortunées du pays, les seules qui dépassent pleinement les questions confessionnelles. De fait, depuis le début des années 1990, la majorité de la classe politique se partage pouvoir et ressources sans jamais aborder frontalement la question sociale. D’après une enquête de Transparency International datant de 2016 [1], 92 % des Libanais·es estimaient que la corruption avait augmenté au cours des 12 derniers mois, soit le taux le plus haut de la zone sondée. C’est dire le niveau de défiance qui fait suite à un feuilleton de scandales qui émaillent la vie politique libanaise. Les zaïms (des chefs locaux qui organisent le clientélisme en accordant des wafa, soit des passe-droits) ne font pas la loi : ils la bafouent, en mettant en place un système de dépendances à leurs services. Ici du pain, là quelques journées de travail ou un permis de construire, toujours en échange d’un vote ou d’un soutien physique lors d’un événement.

La situation en décembre 2019

En cette fin d’année, les manifestant·e·s sont toujours divisé·e·s : certain·e·s sont satisfait·e·s des mesures et réformes proposées suite aux révoltes, d’autres laissent une chance au gouvernement de repenser leurs propositions et les derniers, enfin, n’ont que faire des discours provenant de Baadba (palais présidentiel) ou du Sérail (siège du gouvernement). Thawra (« révolution »), voilà leur mot d’ordre. Par ailleurs, ce ne sont pas les propositions qui agacent les manifestant·e·s les plus contestataires. Ils et elles rejettent massivement le fait que ce soit une fois de plus les mêmes zaïms qui gèrent, ramenant l’ensemble des revendications à une crise durable de confiance entre un peuple et ses dirigeants historiques.

Des politiciens visant des récupérations maladroites se sont même vus exclus des rassemblements beyrouthins et tripolitains. Cependant, les coulisses de certains groupes militants sont très clairement marquées par l’empreinte de quelques partis qui cherchent à renforcer le poids de leur opposition au gouvernement en place. Cela étant, lors des premières semaines de manifestations, aucun parti politique ne s’est affiché : seul le drapeau libanais flottait, porté par la colère des citoyen·ne·s.

Depuis fin novembre, la paralysie quasi totale du pays tend à la baisse, mais une partie des Libanais·es continue d’occuper les places et de faire pression sur ses représentants. La ferveur brute des débuts a fait place à des groupements plus structurés, relativement plus sages, évitant soigneusement d’être confondus avec des casseurs, dans l’idée de garder une légitimité publique (malgré la pression de quelques bandes commandées à distance, visiblement par certains partis, soucieux de conserver le statu quo). Les effets de la vague initiale de mobilisation sont durs, notamment pour les familles les plus modestes qui manquent parfois encore de liquidités et qui n’ont pas pu recevoir de salaire, faute de travail. Là encore, la diaspora joue son rôle lorsqu’elle le peut, les transferts d’argent venant suppléer à une situation plus qu’inconfortable. Pour les autres, les ONG locales et internationales compensent à la hauteur de leurs moyens, mais la précarité progresse plus rapidement, touchant surtout les classes déjà très défavorisées.

La rue et après ?

Malgré l’ampleur inédite des mouvements sociaux en cours, les routes bloquées, l’économie ralentie et l’intensité de l’engagement citoyen, il reste que les réponses proposées par le gouvernement ne sont pas des réformes de fond et que la méthode demeure descendante. La demande qui s’exprime est un appel au rétablissement de la confiance et à des démarches participatives, dans lesquelles les citoyen·ne·s pourraient être entendu·e·s, tout en faisant appel aux technocrates, ces techniciens du pouvoir qui viendraient penser le bien public. La société civile veut peser suffisamment pour écraser la corruption systémique et l’usage des wafa. Le gouvernement ne peut plus jouer d’une segmentation sociale et confessionnelle partiellement orchestrée à dessein : l’approche doit être globale et nouvelle. De fait, pour la première fois, une partie des Libanais·es qui prennent la rue appelle à une sortie du système politique confessionnel, fruit du mandat français qui prit fin en 1943 et qui répartit les pouvoirs politiques entre les différentes communautés religieuses (le président doit être chrétien maronite, le chef du parlement musulman chiite et le premier ministre musulman sunnite).

Indépendamment de l’issue, un Liban différent sortira de ces mobilisations successives. Loin des printemps arabes dont on a vu les conséquences parfois malheureuses, il reste que l’indécence des dirigeants historiques aura pris un sérieux coup de projecteur. Des Libanais·es sont de plus en plus nombreux à penser la politique autrement que par les partis et le droit de vote. La rue est politique et les Libanais·es vont continuer de l’expérimenter. Une expérimentation en train de se faire, chaotique parfois, rêveuse, rageuse, mais qui permettra peut-être d’écrire différemment l’histoire de ce pays. Une histoire de communautés qui partagent des communs dans toutes leurs différences.


[1Voir l’enquête « People and corruption : Middle-East and North Africa survey 2016 » disponible en ligne.

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