La mort au temps du coronavirus : un meurtre social ?

Dossier (en ligne) : Covid 19 (…)

La mort au temps du coronavirus : un meurtre social ?

Dahlia Namian

Au XIXe siècle, sous la poussée de l’industrialisation, les conditions de vie des familles ouvrières en Angleterre sont si misérables, et les inégalités si indécentes, que Friedrich Engels, alors en exil à Manchester, peine à nommer ce qu’il observe de ses propres yeux. Comment qualifier la situation d’enfants mutilés par les machines perceuses des usines ? Comment décrire la situation des familles nombreuses qui s’entassent dans des taudis étroits et insalubres, tandis que propriétaires et maitres d’industrie prospèrent du haut de leurs vastes demeures ? Comment désigner ces atrocités, se demande-t-il, sans user d’euphémismes atténuant leur brutalité ? 

Pour Engels, si elle n’entre pas, a priori, dans la définition classique de l’homicide, la violence commise à l’égard du monde ouvrier était telle qu’on pouvait bel et bien parler de meurtre, mais d’un meurtre d’une nature particulière : le « meurtre social ». Dans la Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Engels qualifie de meurtre social une situation où les membres les plus pauvres d’une société sont toujours à deux doigts de mourir de faim et de misère. La mort par meurtre social survient lorsque les conditions de vie et de travail sont déplorables au point de miner, petit à petit ou plus brusquement, la santé des personnes. Lorsque leur existence même les expose à une mort anormale qui conduit, avant l’heure, au tombeau.

Inégaux devant la mort

Alors que, sous les effets dévastateurs du coronavirus, le nombre de morts s’accumule un peu partout dans le monde, un autre constat surgit, certes moins tangible et plus discret, mais dont les effets sont tout autant destructeurs : les inégalités de revenus « tuent à grande échelle ». L’OMS n’a cessé de nous le répéter ces dernières années, sans qu’on y prête guère attention. La menace nous semblait loin à l’horizon. Un peu comme si on s’était habitué, au fil des ans, au son du tic-tac d’une bombe à retardement.

Depuis les années 1980-1990, les inégalités sociales connaissent une poussée exponentielle en Europe comme en Amérique du Nord, au point de nous rappeler celles qui régnaient au XIXe siècle. Ces écarts de richesse, qui ont accompagné, depuis trente ans, l’imposition de politiques néolibérales et la démission des États envers la redistribution des revenus, sont non seulement néfastes, mais carrément mortels. Depuis la crise économique de 2008, qui secoua d’un bout à l’autre la planète, les rapports d’experts se sont multipliés pour nous prévenir des conséquences dévastatrices de la flambée des inégalités sur la vie des gens. Les opérations de sauvetage par les États des banques et de la finance, les programmes d’austérité qu’ils se sont par la suite empressés d’imposer, n’ont fait qu’ajouter l’huile sur le feu. Cinq ans après cette crise économique, Statistique Canada publiait un rapport sur la santé affirmant que l’espérance de vie était systématiquement inférieure chez les groupes de personnes dont la précarité socioéconomique est la plus importante. Chez ces derniers, la mortalité infantile et la mortalité attribuable « à des blessures non intentionnelles » sont invariablement plus élevées.

Chez les personnes sans-abri, par exemple, les taux de vieillissement et de mortalité sont estimés, en temps normal, quatre fois plus élevés que dans le reste de la population canadienne. À Toronto, où les morts de la rue sont dénombrées plus systématiquement qu’au Québec, au moins deux personnes sans-abri meurent en moyenne à chaque semaine et l’âge moyen, au moment de leur décès, est d’environ 48 ans. Bien que les causes de leur décès sont généralement identifiées par les coroners comme étant « naturelles » ou « accidentelles », elles n’en sont pas moins sociales. Une étude en santé publique a récemment montré, à cet effet, que la population sans-abri qui connait présentement la plus forte tendance au vieillissement et à la mortalité précoce, est composée de personnes nées au cours de la seconde partie de la génération du baby boom, soit entre 1957 et 1964. Contrairement à celles nées durant la première partie (1946-1957), qui ont bénéficié de politiques providentielles couplées à une situation de plein emploi, les personnes appartenant à la seconde cohorte de cette génération ont subi de plein fouet les effets simultanés de la montée des gouvernements conservateurs, des récessions économiques successives et de la destruction du salariat (montée du travail précaire et dé-collectivisation des protections sociales), des coupures draconiennes dans les programmes sociaux et du virage punitif des politiques sociales. Autrement dit, c’est l’ensemble de ces conditions socioéconomiques qui conduit les personnes les plus vulnérables, aujourd’hui, à vieillir et mourir avant l’heure.

Covid-19 et effet multiplicateur

Plus les inégalités de revenus croissent au sein d’une société, plus les personnes reléguées au bas de l’échelle tombent malades, vieillissent prématurément et meurent précocement. Dennis Raphael, professeur à l’Université York, avançait cette image parlante : « les effets des inégalités de revenus au Canada sont l’équivalent de 110 victimes d’écrasement d’avion, chaque jour, 365 jours par année ». Autre manière de dire que le système, qui engendre ces écarts de richesse, tue démesurément. En période d’épidémie, les recherches antérieures sur la grippe Influenza ont montré que les inégalités de revenus et la pauvreté agissent comme un effet multiplicateur de la propagation et du nombre de morts. Les chiffres actuels sur la crise sanitaire de la Covid-19 ne font que le reconfirmer. Si les instances de santé publique affirment que ce sont les personnes de plus de 70 ans qui courent un risque considérablement plus élevé de mourir du coronavirus, de même que les personnes présentant des conditions de santé préexistences, les chiffres indiquent que le faible statut socioéconomique constitue un troisième facteur aggravant. À l’intérieur des pays les plus riches comme des plus pauvres, la pandémie tue et frappe plus fort les régions et les quartiers les plus défavorisés, là où les gens vivent dans des conditions déjà précaires. À Montréal, par exemple, le nombre de cas COVID-19 a plus que doublé dans la dernière semaine à Montréal-Nord, l’un des quartiers les plus pauvres au Québec. Louise Potvin, directrice du Centre de recherche en santé publique de l’Université de Montréal, remarquait que les autres quartiers parmi les moins aisés de Montréal, tels que Verdun et le Sud-Ouest, sont également rendus des points chauds de l’épidémie. Il est fort à parier que ce seront les mêmes personnes, celles du moins qui survivront à la pandémie, qui seront les plus susceptibles de subir une perte de revenu et d’accessibilité aux soins et services à la suite du confinement.

Coupables et victimes

La situation décrite par Engels était loin d’être exceptionnelle et aurait pu qualifier nombre de pays au XIXe siècle. Sous la tutelle du capitalisme, qui se laissait aller à tous les excès, les Canadiens-français, dont plusieurs exilés dans les usines de la Nouvelle Angleterre, étaient eux aussi victimes de conditions sanitaires et de travail effroyables. Comme les ouvriers britanniques, ils étaient victimes d’une suite de meurtres. Et ces victimes, réduites au silence, pouvaient être comptées par millier. Bien sûr, le sang ne coulait pas. L’arme du crime ne trainait pas par terre. Des rapports de médecins complaisants invalidaient le sentiment d’injustice qui grandissait dans les consciences. Mais le meurtre social est perfide et dissimulé. Non seulement a-t-on du mal à identifier clairement un coupable, mais la mort de ses victimes passe trop souvent pour accidentelle, voire naturelle, lorsqu’elle n’est pas, tout simplement, ignorée. Or, ces morts n’ont rien de naturelles et leurs causes sont loin d’être le fruit du hasard. Un meurtre social est commis lorsqu’une société laisse consciemment subsister, d’année en année, la misère par milliers, tandis qu’elle fait prospérer, tout autant consciemment, la vie de ceux qui l’exploitent et l’annihilent simultanément. 

Si plus d’un siècle s’est déroulé depuis les écrits de Engels, la pandémie actuelle rend brûlante leur actualité. Celle-ci nous révèle avec éclat l’ampleur du précariat, soit d’une classe mondiale de travailleurs dont les conditions de travail et de vie ont peu à envier à celles des anciens ouvriers. Tous ceux et celles que l’on célèbre, présentement, depuis la hauteur morale de nos balcons, sont des personnes qui, hier comme aujourd’hui, paient de leur propre chair les effets nocifs de nos choix politiques et économiques. Le coronavirus met en lumière, en ce sens, les effets destructeurs du néolibéralisme sur la qualité des systèmes de soins et d’un système économique qui opère avant tout pour maximiser les profits, au détriment de la santé des plus vulnérables. La vie des gens les plus impuissants face au capital peut être sacrifiée, tandis que le capital, lui, demeure immortel : voilà le message qu’on souhaite de nouveau nous faire avaler. Or, dans les années à venir, des centaines de milliers de personnes tomberont malades et mourront si nous choisissons encore de prioriser les besoins insatiables des capitaux avant la vie humaine. Cette fois, nous saurons peut-être identifier les coupables d’un meurtre qui ne pourra plus, quant à lui, être nié.

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