La surveillance électronique n’est pas la solution !

Dossier (en ligne) : Covid 19 (…)

Détention des migrant·e·s

La surveillance électronique n’est pas la solution !

Safa Chebbi

En juillet 2018, l’Agence des Services frontaliers du Canada (ASFC) s’est associée avec Service correctionnel du Canada (SCC) pour lancer un projet pilote de deux ans. Prétendant travailler à l’« innovation », ce partenariat a plutôt pour objectif d’explorer des Solutions de Rechange à la Détention (SRD) pour les migrant·e·s, en proposant un système de communication par reconnaissance vocale (SCRV) avec GPS et un bracelet pour une surveillance électronique (SE), qui n’est instauré actuellement que dans la région du Grand Toronto [1]. Ce projet est censé être en période d’évaluation durant les deux prochaines années, et des conclusions seront émises en juillet 2020 pour juger de la nécessité d’utiliser la surveillance électronique avec les migrant·e·s détenu·e·s. Si les résultats sont convaincants, le programme sera élargi au niveau national. La pratique de la SE a été initiée aux États-Unis dans les années 1980 pour assurer, face au problème de la surpopulation carcérale, une alternative de détention rentable. Le Canada n’est pas à son premier coup d’essai : depuis 1987, la Colombie-Britannique a instauré une telle pratique ; d’autres provinces l’ont d’ailleurs suivie par la suite dans cette voie [2].

Aujourd’hui, en ce contexte particulier de pandémie, on a vu émerger différentes formes de résistance dans le milieu carcéral, qui continuent à se multiplier à travers le Canada ainsi qu’à Montréal tandis que certain·e·s détenu·e·s ou membre du personnel ont été déclaré·e·s positif·ve·s à la COVID-19 dans différentes prisons, telles que la prison provinciale de l’Ontario, ou celles de Sherbrooke et Laval. Plus récemment, la mort d’un détenu des suites de la COVD-19 à la prison de Bordeaux a poussé plusieurs de ses co-détenus à déclencher une grève de la faim, la deuxième à Montréal. Pour répondre à cette pression, l’ASFC a choisi de faire des audiences de révision des motifs de détention à un rythme légèrement accéléré. Et depuis quelques semaines, Solidarité Sans Frontières a appris à travers des détenus de Laval que les bracelets électroniques ont été exigés pour certain·e·s détenu·e·s comme une condition de libération, et ce avant même que les résolutions du projet pilote SRD soient finalisées.

Cette procédure prend une tournure dangereuse, car elle nous met face à deux seules et fausses propositions : soit la prison physique ; soit la prison électronique. Et la réflexion dépolitisée se réduit à cette fameuse réplique : « ça reste moins pire que la détention ». Pourtant, il est important de ne pas tomber dans une lecture binaire et de ne pas laisser cette réalité répressive nous dicter notre capacité à imaginer d’autres alternatives solidaires. Mais le contexte de pandémie semble être propice pour l’ASFC à une instauration opaque de cette pratique, sans aucun débat public.

Plusieurs expériences ont démontré que la SE pose des problèmes à plusieurs niveaux :

• Une intrusion permanente dans la vie des détenu·e·s, en élargissant l’espace de surveillance et en s’ingérant dans leur sphère privée, ce qui menace d’affecter indirectement la communauté [3]. Cela pose ainsi des questions relatives aux libertés civiles.

• Un risque d’étaler de plus en plus le périmètre de surveillance, tout en inventant à chaque fois des prétextes sous le couvert de la sécurisation. L’appétit sécuritaire nous a montré historiquement qu’il n’a pas de limite.

• Une exposition des personnes vulnérables, souvent nouvellement arrivées ou fuyant un danger et/ou une persécution, à une expérience traumatisante qui ne fait que fragiliser leurs santés mentales, peut-être déjà fragile.

• Une vie sous pression continue. La surveillance technologique impose des menaces supplémentaires aux détenu·e·s dans leur quotidien et les empêche de reprendre leurs vies en société de façon plus saine. À la moindre violation des conditions (parfois due à un problème technique), ils et elles seront menacés de se retrouver derrière les barreaux.

En réalité, la SE n’est que la continuité d’une politique de précarisation et de criminalisation des migrant·e·s s’appuyant sur des droits limités et contraints. Car d’une perspective purement économiste et utilitariste, cette « main d’œuvre bon marché » ne peut pas être gâchée en la confinant derrière les barreaux... D’autres expériences nous ont bien montré les possibles dérives de cette pratique.

Ce dispositif est loin d’être, comme l’ASFC le prétend, un outil assurant la libération, car il brime la liberté. Cette technologie permet de rassembler et centraliser des données personnelles et des schémas de vie pour faciliter d’autres détentions de personnes sans statut, en ayant accès à leurs lieux de travail et aux autres espaces de fréquentation auparavant sécuritaires pour eux et elles. Toutes les coordonnées GPS sont recueillies et stockées dans une application logicielle gérée par le SCC.

Mais pour une meilleure approche de la détention, la question migratoire doit être attaquée à sa racine, c’est-à-dire en décriminalisant l’immigration et en évacuant cette bureaucratie lourde qui hiérarchise les personnes migrantes et les classe selon des catégories façonnant un mécanisme de distribution de droits à double vitesse. Et, comme l’argumentait Jane Guskin dès 2015, la SE n’est pas une alternative à la détention, mais une alternative punitive à des formes plus solidaires d’accompagnement communautaire, telles que le soutien pour une meilleure compréhension de la bureaucratie de l’immigration et pour l’accès à des opportunités génératrices de revenus [4].


[1Le SCRV vise à contrôler l’identité des personnes qui se voient imposer de communiquer régulièrement avec un agent de l’ASFC. Le bracelet de SE permet de contrôler l’emplacement des personnes. Voir https://www.cbsa-asfc.gc.ca/security-securite/detent/qa-qr-fra.html.

[3Selon un rapport datant de 2011, aux États-Unis, 43% des 5000 libéré·e·s conditionnel·le·s interrogé·e·s ont déclaré qu’ils et elles pensaient que les inconvénients causés par les moniteurs de cheville avaient des effets négatifs sur leur conjoint·e. https://equaljusticeunderlaw.org/thejusticereport/2018/6/12/electronic-monitoring

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