Dossier : Promesses et périls (...)

Promesses et périls du monde numérique

Le monde digital et l’éducation

Six bémols

Normand Baillargeon

On trouve désormais, dans la littérature scientifique et philosophique, de nombreux arguments qui sont de nature à tempérer l’enthousiasme technophile que peut provoquer le monde numérique chez certains pédagogues. Ils méritent d’être médités et il revient à chacun – lourde tâche, dans un domaine fort complexe et bougeant à une aussi fantastique vitesse – de décider ce qu’ils impliquent exactement.

Voici six de ces arguments, choisis parmi ceux que je trouve les plus intéressants.

La mémoire de travail.

Accéder à des informations ne suffit pas : c’est que, paradoxalement, il faut, pour les comprendre, déjà posséder bon nombre des savoirs qu’on trouve dans le texte qui nous les rapporte. Ces savoirs et eux seuls permettent de chunker ce qui est lu et de surmonter les drastiques limitations de notre mémoire de travail, qui ne traite que de 5 à 9 éléments à la fois. Il s’ensuit que sans déjà posséder beaucoup de savoirs, l’élève est vite
submergé et littéralement noyé sur Internet.

Le biais de confirmation.

Le phénomène est bien connu :
il consiste en cette tendance à ne voir que des instances positives d’une idée, qui est dès lors sans cesse confirmée. Demandez par exemple à votre entourage ce qui complète la suite : 2, 4, 6,… La plupart des gens concluront vite – après quelques tests avec 8, 10, 12 , etc. – qu’il faut ajouter 2. Mais ils ne testeront pas : 7, 123, 124, 612, qui sont tous bons, ou 6, 5, ?, qui sont tous mauvais, la règle étant que le nouveau nombre doit être plus grand que le précédent. À présent, ceci : un quidam entend dire que la CIA a inventé le féminisme pour détruire la classe moyenne. Il rentre chez lui et fait une recherche sur Google avec ces mots-clés. Il trouve aussitôt des tas de sites qui confirment cette idée et qui renvoient à d’autres qui la confirment encore. Va-t-il penser à mettre dans son moteur de recherche, après les mots qu’il y a mis : légende urbaine ou canular ? Possible. Mais relisez le début de ce paragraphe… Google pourrait bien aussi contribuer à nous rendre stupide. (Une idée reprise à Massimo Pigliucci.)

L’illusoire confiance que procure le multitâche.

On pourrait croire qu’occupés à simultanément surfer sur le Net, prendre des notes et écouter un cours, les élèves sont concentrés au maximum. La recherche commence sur cette question, mais elle semble indiquer que les personnes qui, dans des tâches mémorielles et cognitives, sont multitâches (et se pensent très efficaces), le sont en réalité moins que celles qui se concentrent sur une seule tâche.

L’effet papillon.

La lecture sur Internet encourage le papillonnage, la fragmentation et partant la superficialité. Une recherche concluait [1] : « Il semble clair que [les gens sur Internet] ne lisent pas au sens traditionnel du terme. [Ils] survolent horizontalement les grands titres, le contenu des pages et les résumés et cherchent des gains faciles. On dirait presque qu’ils vont en ligne pour éviter d’avoir à lire, au sens traditionnel de ce mot. »

L’illusion technologique.
Non, non et non : nos problèmes en éducation ne sont pas de ceux qu’on peut résoudre simplement par de la technologie. Comment dire ? Socrate pieds nus et en haillons vaudra toujours mieux que tous les power points, et cela pour des raisons qu’il est bon de se rappeler de temps en temps.

Les coûts.
Les marchands sont aux portes du temple et veulent notre bien. Pensons-y bien avant de le leur donner, d’autant que c’est souvent bien cher, tous ces clinquants bidules.


[1Réalisée par la British Library et des chercheurs de l’University College de Londres, elle est disponible à : [tinyurl.com/2eslnr].

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