Le graffiti comme élément paysager identitaire

No 62 - déc. 2015 / janv. 2016

Dossier : Le graffiti

Le graffiti comme élément paysager identitaire

Christophe-Hubert Joncas

L’espace urbain et l’environnement bâti sont au cœur de la démarche artistique des graffeurs·euses. Dans leur quête de nouveaux espaces à travailler, ces artistes ciblent souvent des lieux qui présentent des caractéristiques physiques spécifiques. Parmi ceux-ci, les friches et les terrains vagues constituent des lieux de prédilection. Pourquoi ? Et quel est l’apport des graffitis dans ces lieux et plus globalement dans la ville contemporaine ? Voici quelques éléments de réponse.

Autant les friches ont un caractère négatif pour plusieurs individus, autant pour d’autres, dont les graffeurs et graffeuses, il s’agit de lieux hautement attractifs. Par le désor­dre qu’elles suggèrent notamment, désordre matérialisé par la disposition aléatoire des objets, l’état de décrépitude, le type de végétation et son intégration dans la ville. En ce qui concerne les terrains vagues, ils représentent pour la majorité de la population une incarnation symbolique d’un marasme économique responsable de ces espaces urbains abandonnés. Or, ces « vides » sont aussi vus par d’autres comme « des espaces offerts aux appropriations créatives spontanées et aux pratiques informelles qui trouvent difficilement leur place dans des espaces publics de plus en plus assujettis à la logique du commerce [1] ». Pour les graffeurs·euses, les surfaces de ces terrains vagues et friches urbaines deviennent d’immenses toiles laissées libres d’accès pour qui veut en prendre possession. Après tout, ces espaces n’appartiennent à personne, sinon à ceux et celles qui les fréquentent, loin des dispositions économiques des villes qui restreignent de plus en plus les usages publics de la cité. Ces modes de communication éphémères révèlent à la fois des récits individuels et les identités locales, mettant ainsi de l’avant les valeurs culturelles d’une ville. En investiguant la ville à la manière de l’historien ou de l’ethnologue, l’espace urbain se dévoile comme un spectacle complexe de signes et de traces où les graffitis agissent à titre d’archives urbaines qui contribuent à la mémoire collective. Ils témoignent des moyens pris par des individus et des groupes pour s’exprimer, pour tenter d’avoir une forme de contrôle sur leur environnement bâti.

Une forme de valorisation paysagère

Tant pour les friches que pour les terrains vagues, il s’agit de lieux peu surveillés dont l’accès est généralement facile et qui frappent l’imaginaire en raison des périodes historiques ou économiques révolues qu’ils nous rappellent. Ces espaces possèdent aussi des qualités esthétiques qui leur sont propres. On y trouve une diversité de surfaces à marquer, qu’elles soient verticales ou horizontales. Ils offrent aussi une grande palette de couleurs et de textures : des briques rouges et de l’eau stagnante ; des toits fracturés et le béton gris ; le vert frais de la jeune végétation qui envahit les lieux à travers l’asphalte perforé ; les teintes de brun des structures en bois et de la terre… Les couleurs et les brillances variées utilisées par les graffeurs·euses rehaussent cette complexité. Bref, considérant l’importance de ces lieux et de leurs caractéristiques intrinsèques dans la démarche artistique des graffeurs·euses, on peut interpréter les traces et œuvres qu’ils et elles y laissent comme des modes de valorisation paysagères. Néanmoins, cet esthétisme urbain ne fait pas l’unanimité, car plusieurs y voient un acte de vandalisme perpétré sur des lieux privés – les bâtisses et autres éléments construits appartenant à des entreprises ou à la municipalité.

(Photo : Yannick Delbecque)

Par conséquent, il est possible d’interpréter les graffitis comme des manifestations qui remettent en question ces notions d’espaces public et privé. Un espace est largement reconnu comme public lorsqu’il répond aux trois conditions suivantes : le statut juridique, la fonction et le mode d’appropriation dominant sont publics. Le graffiti constitue un mode d’appropriation privé d’un lieu par l’effet de contrôle qu’il permet d’exercer sur un environnement. Or, le graffiti est réalisé dans un lieu dont le statut juridique est parfois public, parfois privé, mais dont la fonction est souvent publique puisque le lieu est généralement ouvert et accessible à une grande variété d’individus. Ainsi, par la présence du graffiti, il n’y a pas concordance dans les critères qui départagent espaces public et privé. Le graffiti brouille les frontières de l’espace urbain où il crée une forme d’ambiguïté sur le caractère public-privé d’un lieu.

En somme, les graffitis font partie intégrante de la ville contemporaine dans le sens où ils contribuent au débat public d’une façon singulière et colorée, par les réflexions qu’ils soulèvent et les idées préconçues qu’ils bousculent. Ils participent aussi à la vitalité culturelle et artistique d’une ville, soit une dimension très importante dans le repositionnement des villes sur l’échiquier mondial actuel. 


[1Luc Lévesque, « Du terrain vague à l’interstitiel : quelques trajectoires d’invention paysagère », Reconnaître le terrain : 19 inflexions au terrain vague, Stéphane Bertrand (dir.), Gatineau, Centre d’artistes Axéné 07, 2005.

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