Quand Amnistie Internationale déshabille Paulette pour habiller John

No 62 - déc. 2015 / janv. 2016

Décriminaliser les hommes pour protéger les femmes

Quand Amnistie Internationale déshabille Paulette pour habiller John

Débat politique - Prostitution / Travail du sexe

Éliane Legault-Roy

Note du collectif d’ À bâbord ! : La résolution adoptée à l’été 2015 par Amnistie interna­tionale proposant de décri­minaliser la prostitution a fortement fait réagir dans les milieux progressistes. À bâbord ! souhaite revenir sur cet enjeu et offrir quelques pistes de réflexion pour alimenter le débat. La question de la prostitution/du travail du sexe en est une complexe qui ne sera pas résolue de sitôt. « Ces débats, constatait Ève-Marie Lacasse en 2013 dans notre no 51, déchirent les passions, les discours et les visions féministes. Les prises de position s’emballent, les féministes étant bien souvent pressées par le temps, entraînées, sinon contraintes, à prendre position. Dans ce climat, un processus de raidissement de la pensée est à l’œuvre. » Contre ce raidissement, nous vous proposons deux articles qui ont pour but non de clore le débat, mais au contraire de susciter de saines discussions dans vos réseaux. L’article de Béatrice Vaugrante est disponible ici.

La récente décision d’Amnistie internationale (AI) de soutenir la décriminalisation des proxénètes et clients de la prostitution a choqué de nombreux groupes, surpris du manque de transparence, d’écoute et de clairvoyance de l’organisme. Il est difficile de critiquer la position adoptée par AI, car elle repose sur un rapport qui n’a pas été divulgué. Une version préliminaire a cependant été coulée en juillet dernier et, dès sa sortie, elle a suscité l’ire de nombreuses féministes.

Ainsi, avant même qu’AI ne vote sa proposition, près de 400 groupes nationaux et internationaux, membres de communautés artistiques et médicales, survivantes de la prostitution et allié·e·s en provenance de plus de 30 pays se sont exprimé·e·s conjointement. Elles et ils ont fait parvenir une lettre demandant à l’organisme de prendre en considération le racis­me, le sexisme et la myriade d’inégalités qui sous-tendent la prostitution et de refuser d’en soutenir la décriminalisation totale.

Voix discordantes

Dans les documents diffusés par AI, l’organisme se targue d’avoir écouté les travailleuses du sexe et de défendre leurs intérêts. Pourtant, de très nombreux groupes de survivantes de la prostitution ont élevé leur voix pour protester contre la décriminalisation totale de la prostitution et demander plutôt l’adoption du modèle socio­juridique suédois. C’est le cas notamment de SPACE international, du collectif de survivantes philippin Bagong Kama­layan, des groupes canadiens EVE et Sextrade 101 ainsi que de nombreux groupes étatsuniens tels que Survivors for Solutions et Sex Trafficking Survivors United. AI affirme vouloir « reconnaître et respecter la capa­cité des travailleurs et travailleuses du sexe de s’organiser à partir de leur vécu et de définir eux-mêmes les solutions ». Elle fait pourtant fi des voix de toutes ces survivantes qui soutiennent que la décriminalisation des clients et des proxénètes est de loin la pire « solution » pour protéger les femmes dans la prostitution et celles qui pourraient y entrer. À ces voix, AI a préféré celles de groupes tels que Global Network of Sexwork Project (NSWP) dont la vice-présidente, Alejandra Gil, a été trouvée coupable en mars dernier de proxénétisme et de traite humaine au Mexique. Loin d’être un acteur secondaire, NSWP a coprésidé le Groupe consultatif d’ONUSIDA sur le VIH et le travail du sexe ces dernières années. L’organisme était à même de formuler des orientations de politique générale en ce qui a trait à la prostitution.

La conseillère d’AI en matière de ligne de conduite, Catherine Murphy, affirme par ailleurs, dans un truisme aux prétentions rassembleuses, que « les droits des travailleurs du sexe sont des droits humains ». Bien entendu, les personnes prostituées ont des droits. Mais il serait erroné de croire, par souci d’inclusion ou de respect, que ces derniers diffèrent ou l’emportent sur ceux d’autres groupes ou personnes. Comme le souligne la survivante et auteure Rachel Moran dans le New York Times, « leur droit à se vendre ne prime pas mon droit ni celui d’autres de ne pas être vendues dans un marché qui s’en prennent à des femmes déjà marginalisées par leur classe ou leur couleur de peau ».

Amnistie internationale se défend de vouloir faire de la philosophie sur la question de la prostitution et affirme se placer en dehors de toute morale. Mais l’organisme n’y échappe pas. Considérer la prostitution comme une simple vente de services constitue assurément une posture mora­le, de type néolibéral. En effet, AI, par sa prise de position sur la décriminalisation de la prostitution, défend la primauté des droits individuels (d’acheter ou de vendre du sexe) sur les droits collectifs (à l’égalité et à la sécurité) et invite mollement les États à améliorer les perspectives économiques dans l’espoir d’un effet de ruissellement qui pourrait, peut-être, empêcher que des individus soient contraints d’offrir des services sexuels…

Des problèmes concrets

Au-delà de ces observations préliminaires, de nombreux problèmes factuels apparaissent également dans ce qu’AI laisse connaître de son argu­mentaire. D’abord, l’organisme réitère à plusieurs reprises l’importance des lois contre la traite des personnes, l’exploitation sexuelle de mineur·e·s et la violence envers les personnes prostituées. Ces lois, déjà existantes, sont continuellement enfreintes par les clients et par l’industrie du sexe afin de répondre à la demande pour des personnes prostituées « exotiques », vulnérables et mineures. La proposition d’AI ne peut qu’empirer cette situation, la décriminalisation ayant pour effet d’augmenter le nombre de clients et donc la demande pour des personnes prostituées, ce qui a un impact direct sur la traite. Quant à l’exploitation sexuelle de mineur·e·s, elle se trouve facilitée par l’ouverture de lieux de prostitution clos et « légitimes » où la police ne peut enquêter à loisir.

De plus, AI affirme vouloir assurer la sécurité des « travailleuses du sexe » en décriminalisant tota­lement les personnes qui les violentent, soit les clients et les proxénètes. Selon cette logique très naïve, les personnes prostituées seraient plus en sécurité grâce à la possibilité de travailler en équipe ou d’engager des protecteurs. Non seulement cette vision fait-elle reposer le poids d’assurer leur propre sécurité sur le dos des femmes, mais il s’agit également d’une vision bien étroite de la sécurité, comprise comme l’absence de coups et blessures. La véritable sécurité pour les femmes consiste plutôt à ne pas être dirigées vers la prostitution par le sexisme, la pauvreté, le racisme, le colonialisme et l’absence d’alternatives valables.

Enfin, la prostitution est un phénomène genré : les personnes prostituées sont en majorité des femmes et les clients, presque toujours des hommes. Pourtant, AI échoue à prendre en considération cette réalité. Bien que le document « Questions et réponses » admette que la majorité des violences subies par les personnes prostituées sont le fait de « la police, des clients et des tiers violents », la violence des hommes n’est nommée dans aucun des autres documents. Le rôle joué par les clients et les proxénètes dans le système prostitutionnel est complètement occulté. En invi­sibilisant clients et proxénètes, AI protège les privilèges que leur octroient leur genre et leur classe.

L’épreuve des faits

Rejetant la criminalisation totale et le modèle nordique, AI préconise la décriminalisation totale de la prostitution ; une expérience qu’a tentée la Nouvelle-Zélande alors que les Pays-Bas et l’Allemagne ont tenté celle, similaire, de la légalisation.

Ces approches, partout où elles sont appliquées, entraînent des résultats désastreux pour les personnes prostituées alors que clients, proxénètes et industrie du sexe connaissent des jours fastes. En effet, quelques années après la légalisation des bordels aux Pays-Bas, un important rapport du ministère de la Justice néerlandais affirmait que la nouvelle législation avait favorisé les activités criminelles, les bordels illégaux et la traite humaine. En Allemagne, 1,2 million d’hommes achètent chaque jour les actes sexuels de 400 000 personnes, majoritairement étrangères. En Nouvelle-Zélande la situation n’est guère plus reluisante. Depuis la décriminalisation, la prostitution des enfants et de la minorité autochtone a augmenté et, selon un rapport rédigé en 2008 par le ministère de la Justice néo-zélandais, l’accès des personnes prostituées aux services de santé et d’information ne s’est pas amélioré.

Devant ces échecs lamentables, l’obstination d’AI à défendre un cadre légal dont les tenants de jadis tentent désormais de se distancer est incompréhensible. Si le modèle nordique est perfectible, il est le seul qui ait fait ses preuves pour diminuer la demande, la traite humaine et la prostitution dans son ensemble.

Thèmes de recherche Féminisme, Justice et droits sociaux
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