Comment redessiner l’éducation

No 62 - déc. 2015 / janv. 2016

Philosophie pour les enfants

Comment redessiner l’éducation

Isabelle Bouchard, Michel Sasseville

La philosophie pour les enfants (PPE) a vu le jour à la fin des années 1960 sous l’initiative de Matthew Lipman. Inspiré par les mouvements de Mai 68, le philosophe étatsunien est rapidement devenu persuadé que la philosophie, adéquatement présentée, pouvait servir à aiguiser le jugement des enfants. Spécialiste de la question, Michel Sasseville est docteur en philosophie, professeur titulaire à la Faculté de philosophie de l’Université Laval et directeur des programmes de premier cycle. Entretien.

À bâbord ! : Comment pouvons-nous résumer ce qu’est la PPE ? Est-ce davantage une méthode qu’une philosophie ?

Michel Sasseville : La philosophie pour les enfants est – ou deviendra – une sous-discipline de la philosophie dont le mandat est de redessiner la présentation de la philosophie afin qu’elle devienne à la fois agréable et utile pour les enfants. Son but premier est de leur offrir la possibilité de mieux penser dans toutes les disciplines enseignées à l’école. Pour ce faire, il s’agit notamment de transformer la classe en une communauté de recherche. Pour certains, cela se résume à une méthode. Pour moi, il s’agit d’une manière de vivre qui permet le développement d’habiletés de penser (raisonner, rechercher, conceptualiser, etc.) et de dispositions (écoute, collaboration, respect, esprit critique, etc.). Elle donne aux enfants l’occasion de vivre la démocratie à l’école. Une démocratie délibérative où chacun, préoccupé par le souci de trouver éventuellement une solution à un problème posé, est en quête d’un bien commun.

ÀB ! : Que répondre aux gens qui disent que les enfants qui font de la philosophie, ce n’est pas sérieux ? D’ailleurs, entendez-vous encore ce genre de résistances ?

M.S. : Dans les années 1980, j’entendais souvent : si c’est de la philosophie, ça ne peut pas être pour les enfants et si c’est pour les enfants, ça ne peut pas être de la philosophie. Contradiction dans les termes, en somme ! Aujourd’hui, ce commentaire a disparu, car les gens curieux, dépas­sant leur étonnement originel, ont pris le temps de découvrir le matériel et la façon de faire. Et quand on prend ce temps, on voit bien qu’il s’agit d’une pratique de la philosophie qui s’appuie sur l’histoire de cette dernière. Il ne s’agit pas de l’histoire de la philosophie, mais de l’aventure de la pensée grâce à la philosophie et ses pratiques. En outre, par-delà les travaux de Piaget, ceux de Vygotsky et ses successeurs ont montré que les enfants, lorsque mis au défi de penser avec des pairs, vont bien au-delà de ce que la théorie de Piaget avait mis en évidence avec ses stades.

ÀB ! : Est-ce que le concept de communauté de recher­che a ou devrait avoir une portée politique ? Est-ce que la PPE, c’est seulement pour les enfants ou certaines institutions auraient avantage à s’en inspirer ?

M.S. : La communauté de recherche est fondamentalement un projet éducatif visant à redessiner l’éducation de telle manière que cette dernière donne aux enfants la possibilité d’apprendre très tôt à penser par et pour eux-mêmes, avec les autres. Loin d’être une « simple » méthode pédagogique, elle est une manière de vivre avec les autres qui appellent la collaboration, l’entraide, le souci d’avoir des raisons – et de bonnes raisons – pour penser ceci ou cela, ou pour faire ceci ou cela. C’est une autre façon de voir le monde dans lequel nous sommes, axé fondamentalement sur la compétition. Il s’agit de préparer les enfants à devenir des citoyens et citoyennes vivant dans une démocratie délibérative. Avec le temps, celles et ceux qui seront éduqués ainsi verront que les rapports de pouvoir, sous toutes ses formes, peuvent avoir un autre visage que ceux que nous connaissons aujourd’hui. Préparés à voir les choses autrement, ce sont les enfants d’aujourd’hui qui changeront les institutions de demain.

ÀB ! : Comment se déroule une communauté de recherche en PPE concrètement ?

M.S. : La pratique se découpe généralement en trois temps : 1- lecture d’un chapitre d’une histoire philosophique écrite pour les enfants (occa­sion, notamment, de rentrer en contact avec la culture philosophique vieille de 2 500 ans) ; 2- cueillette des questions produites par les enfants ; 3- délibération touchant l’une ou l’autre des questions qui intéressent les enfants. Selon l’âge, la période de philosophie peut durer entre vingt minutes et une heure.

ÀB ! : Est-ce que la PPE se distingue des autres métho­des de recherche de consensus, par exemple celui du contrat social chez Rousseau ?

M.S. : En PPE, le consensus n’est pas le but recher­ché. Il s’agit d’apprendre à penser par et pour soi-même avec les autres. Parfois, il y a consensus au sein de la communauté, parfois non. Son absence n’est pas un drame. Elle ne fait que refléter le fait que nous avons plusieurs points de vue et que la rencontre de ces points de vue dans le dialogue est plus importante que le fait qu’un de ces points de vue l’emporte. Certes, cela s’approche du contrat social de Rousseau où chacun semble renoncer à ses droits individuels afin d’obtenir l’égalité des droits que pourrait procurer la société. Mais dans une communauté de recher­che, les droits individuels ne sont pas enfermés dans l’égalité des droits. Chacun a le droit et le devoir de dire ce qu’il pense, car à sa manière, il pourrait contribuer à créer un monde commun, meilleur que celui dans lequel il se trouve, nous nous trouvons.

ÀB !  : Si j’ai bien compris, l’un des postulats de la PPE, c’est de considérer les enfants comme des acteurs libres, capables de penser et d’agir sur notre monde. En ce sens, est-ce que l’école au Québec, ses directions, ses comités de parents, son ministère partagent cette vision ?

M.S. : Ici, comme c’est souvent le cas ailleurs, il faut examiner chaque situation de façon individuelle. Dans certaines écoles primaires du Québec (ou ailleurs, car la PPE est présente sur tous les continents), l’introduction de la philosophie ne pose aucun problème. Bien au contraire. Ce sont les directions d’école, les comités de parents qui en font la demande, car ils y voient notamment une façon d’améliorer la pensée des enfants. En d’autres endroits, la situation est plus difficile car, il faut bien le dire, faire de la philosophie avec les enfants demande une formation adéquate, exigeante, et les budgets ne sont pas toujours orientés par la formation de la pensée. Ce que je trouve dommage. En d’autres endroits encore, ce qui prime, c’est de préparer les élèves au marché du travail. Et encore une fois, malheureusement, on a de la difficulté à comprendre comment la philosophie peut contribuer à cela. Pourtant, le travail, quel qu’il soit, exige de savoir penser. Et par-delà le travail, c’est d’abord une personne qui devrait être formée à l’école avec tout son potentiel intellectuel et moral. Or, la pratique de la philosophie contribue à cette formation de façon exceptionnelle, car elle permet de travailler sur les habiletés intellectuelles qui sont à la raci­ne de toutes les autres (inférence, traduction, etc.) et développe toute une série de dispositions (écoute, entraide, collaboration) que certains appelaient autrefois des vertus.

ÀB !  : On a tendance à penser que la PPE est néces­sairement rattachée à un contexte scolaire. Y a-t-il des expériences où elle ne l’est pas ? Peut-elle par exemple s’exercer dans la rue ?

M.S. : Bien sûr, c’est notamment ce qui se passe au Brésil. Par ailleurs, la PPE a vu de nombreuses applications ailleurs qu’à l’école ou avec les enfants. Je pense à son utilisation pour les analpha­bètes, les personnes âgées, les prisonniers… Il y a un livre entier qui porte sur ce sujet.

ÀB ! : Amener les enfants à penser par eux-mêmes, n’est-ce pas là une conséquence d’une conception anarchiste de l’être humain, ce qui peut sembler encore pour certains une position idéologique pour le moins radicale et subversive ? Est-ce que, par exemple, la philosophie pour enfants implique une critique des structures ou des relations d’autorité pouvant aller jusqu’à celle de l’État ?

M.S. : Si l’anarchie se définit par la remise en question des relations d’autorité, je dirais que la philosophie pour les enfants est fondamentalement une conception anarchiste de l’humain, de l’éducation, de la politique… Mais j’ajouterais, afin de nuancer, que la remise en question dont il s’agit est en vue d’une reconstruction – perpétuelle – afin de faire exister un monde meilleur, plus orienté par la collaboration que la compétition, plus centré sur la liberté de chacun que son absence, plus axé sur la délibération que le débat. Dans un débat, les participants ont pour but de convaincre, voire vaincre l’autre (et on parle souvent ici d’adversaires) du bien-fondé de ses positions. Il est très rare qu’un·e participant·e d’un débat dira à la fin : oh, mais votre point de vue m’a fait changer d’idée ! Dans une délibération, la recherche commune d’une solution entraîne chaque participant à devenir un cochercheur d’une solution. Dès lors, il est fréquent d’entendre les participants dire en cours de route : je comprends mieux ce que vous voulez dire et cela me fait changer d’avis ! En ce sens, la PPE est une remise en question radicale de nos façons habituelles de procéder à l’école, dans certaines familles et dans la plupart de nos institutions politiques, y compris nos Chambres des communes. Ce n’est plus l’autorité définie à l’avance qui fait foi de tout, mais le développement d’un dialogue raisonnable entre tous et toutes. La pensée critique, liée à la créativité et la sollicitude, devient alors l’autorité dans ce contexte. Quand on a goûté à la joie que procure cette façon de faire, il est bien difficile de revenir en arrière.

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