No 62 - déc. 2015 / janv. 2016

Anaïs Barbeau-Lavalette

La femme qui fuit

Jacques Pelletier

Anaïs Barbeau-Lavalette, La femme qui fuit, Montréal, Marchand de feuilles, 2015.

Pierre Vadeboncoeur, dans un texte célèbre, avait évoqué Borduas comme l’annonciateur et le prophète du Québec moderne, qui aurait commencé avec lui. Il aurait pu et peut-être dû ajouter : pour le meilleur et pour le pire. Dans « l’épopée automatiste », comme dans toute aventure humaine, il y a un endroit et un envers, une face lumineuse et une autre plus obscure.

La dimension glorieuse a été reconnue et célébrée abondamment : quête d’une liberté absolue et souveraine, exploration des possibles existentiels aussi bien qu’esthétiques, explosion créatrice sans règles ni entraves d’artistes qui, pour certains, allaient devenir célèbres. La dimension plus sombre – rivalités, ratages, dépressions, suicides – demeurait reléguée au second plan ou mythifiée. Manon Barbeau, dans son film consacré aux Enfants du Refus global, a mis en lumière une facette de l’envers du décor : les conséquences désastreuses où pouvait conduire cette conception hyper-individualiste de la liberté, à commencer sur leur propre progéniture.

Anaïs Barbeau-Lavalette reprend et prolonge ce propos à travers un point de vue singulier en reconstituant de manière magistrale la trajectoire d’une protagoniste du mouvement, Suzanne Meloche. Moins connue que ses figures flamboyantes, elle poussa néanmoins jusqu’au bout les ambitions qui l’animaient, renonçant très tôt à ses enfants, allant d’aventure en aventure, sans s’attacher à rien et à personne, payant du prix lourd de la folie et de la solitude la plus radicale une conception de la liberté totale qui la porta finalement à l’autodestruction, dont elle fut à la fois la responsable et la victime.

Le récit de sa petite-fille est fort, poignant, magnifiquement construit, l’interpellation directe de l’héroïne (au tu) permettant l’expression de l’ambivalence de l’auteure partagée entre une admiration réelle pour un parcours hors normes, tout à fait exceptionnel, et une détestation non moins vive pour celle qui fut responsable de l’abandon de sa propre mère, victime de ce détachement et condamnée à se construire par elle-même. À travers cette tragédie d’une femme à la dérive, on nous donne aussi à lire une coupe transversale du Québec moderne, saisi durant la période d’ébullition des années précédant et accompagnant la Révolution tranquille.

C’est un livre qui connaît un succès de lecture si l’on se fie aux différents palmarès de ventes. En le lisant, on comprend pourquoi : c’est un révélateur puissant sur ce que nous devenons sous le règne d’un individualisme exacerbé qui est un trait dominant de notre époque et que la face noire de l’automatisme préfigure sans le vouloir ni le prévoir.

Thèmes de recherche Arts et culture, Littérature, Histoire
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