La modestie et la ténacité

No 61 - oct. / nov. 2015

Cinéma

La modestie et la ténacité

Entretien avec Bernard Émond

Paul Beaucage, Bernard Émond

Le cheminement artistique et intellectuel de Bernard Émond frappe par sa singularité et sa constance. Après avoir étudié l’anthropologie et travaillé à titre d’animateur, voire spécialiste de l’audiovisuel pour la télévision communautaire inuite durant quelques années, Émond a décidé, durant les années 1990, de réaliser des documentaires. Assez promptement, comme documentariste, il attire l’attention des cinéphiles en créant des métrages de qualité, qui témoignent d’une vision du monde personnelle.

Peu de temps après que nous ayons assisté à son dernier long métrage, Le journal d’un vieil homme (2015) en projection de presse, Bernard Émond nous a accordé une longue entrevue à ce sujet. De plus, nous avons abordé avec le cinéaste des questions qui se rattachent à l’ensemble de son œuvre.

À bâbord !  : Pourquoi avez-vous choisi d’adapter Une banale histoire d’Anton Tchekhov ?

Bernard Émond : Pour différentes raisons. D’abord parce que j’ai eu un véritable coup de foudre pour la nouvelle de Tchekhov, que j’ai découverte il y a déjà environ 25 ans. Malheureusement, je n’ai pas pu concrétiser mon dessein d’adaptation cinématographique de cette œuvre, à l’époque. Je suis très content aujourd’hui d’avoir pu finalement mener ce projet à terme. Ce que j’apprécie particulièrement chez Tchekhov, c’est qu’il nous décrit des personnes plutôt que des personnages. Dans ses œuvres les plus accomplies, il ne réduit jamais les êtres humains à de simples stéréotypes ou à des vecteurs d’idées. À ses yeux, l’idéal consiste à brosser le portrait de l’être humain dans toute sa complexité. Cela dit, l’époque de la Russie tsariste que l’auteur dépeint avec acuité dans Une banale histoire comporte, à mon sens, diverses similitudes avec le Québec d’aujourd’hui. Un tel parallèle témoigne avec éloquence de l’universalité et de la modernité de l’œuvre tchékhovienne. Évidemment, compte tenu des moyens dont je disposais, je savais que je ne pourrais pas faire un « film à costumes » ou un drame à dimension historique. Cependant, pour moi, cela n’a pas représenté un problème puisque j’ai identifié dans le récit de Tchekhov des éléments qui touchent, de manière significative, les gens de notre époque. Or, à mes yeux, ce rapport entre le passé et le présent s’avère beaucoup plus intéressant, plus instructif qu’une reconstitution historique impeccable, mais qui accentuerait le sentiment d’éloignement que l’on peut ressentir face au passé. Par ailleurs, j’apprécie grandement les qualités d’écriture, la chaleur, l’humour et le ton des œuvres littéraires d’Anton Tchekhov. Aussi, je peux vous affirmer sans ambages qu’Une banale histoire m’apparaît comme « la nouvelle totale » et que j’ai considéré le fait de transposer l’action de ce récit dans le Québec contemporain comme un défi des plus stimulants.

ÀB !  : Je vois. Lorsque vous avez élaboré la mise en scène de votre film, dans quelle perspective avez-vous travaillé ?

B.É. : J’ai essayé, comme dans l’ensemble de mon œuvre, d’éviter de verser dans la facilité narrative, dans l’esbroufe. Dès lors, je me suis efforcé d’adopter un style empreint de sobriété. Voyez-vous, un peu comme je le soulignais dans mon recueil Il y a trop d’images [Lux éditeur, 2011], je tente constamment de m’éloigner du cinéma en tant que machine à émotions artificielles. Je crois plutôt à des notions comme celle de traduire les vraies émotions des êtres humains au public sans jamais le manipuler. En outre, j’essaie de communiquer au spectateur des sentiments, des pensées, des moments de vie authentiques afin de favoriser une réflexion personnelle de sa part. Pour paraphraser Tchekhov, je dirais que je cherche à représenter le réel sans avoir recours à « des effets ».

ÀB !  : Dans Le journal d’un vieil homme, les principaux interprètes incarnent leurs personnages respectifs de manière très probante. Comment les avez-vous choisis et dirigés ?

B.É. : Dans le cas de Paul Savoie, qui campe Nicolas, il est essentiellement un comédien de théâtre reconnu. Cependant, j’ai pensé à lui très rapidement pour jouer le rôle du protagoniste de mon long métrage. Évidemment, j’étais conscient du potentiel dramatique extraordinaire dont dispose cet acteur et je savais qu’il entretenait une affection exceptionnelle pour la dramaturgie de Tchekhov. Pour ce qui est de Marie-Ève Pelletier, qui incarne Katia, son nom m’a été suggéré par une ex-directrice de distribution : celle-ci avait remarqué les aptitudes de la jeune femme. Or, je dois vous dire que je n’ai pas été déçu. Comme je l’ai fait pour Paul Savoie, j’ai donné beaucoup de latitude à Marie-Ève et elle a admirablement répondu à mes attentes. Ainsi que vous le devinez, il n’est pas facile d’atteindre une qualité de jeu comparable à celle de Paul Savoie. Et pourtant, elle parvient incontestablement à se hausser au niveau de Savoie dans le film. J’ose espérer que j’aurai l’occasion de travailler à nouveau avec elle dans un avenir rapproché.

ÀB ! : De quelle façon avez-vous collaboré avec votre directeur de la photographie ? Aviez-vous des attentes très précises par rapport à son travail et lui avez-vous permis de faire preuve d’originalité ?

B.É. : Dans le cas de mon opérateur, Jean-Pierre Saint-Louis, je vous avoue que j’ai éprouvé un plaisir exquis à renouer avec lui pour la réalisation du Journal d’un vieil homme. Cet homme remarquable a collaboré à la création de quatre de mes documentaires. Pourtant, il y avait déjà plusieurs années que je n’avais pas travaillé avec lui avant de réaliser ce film. Notre précédente collaboration avait eu lieu lorsqu’il avait assumé les fonctions de directeur de la photographie dans 20h17 rue Darling. Après coup, nos chemins se sont séparés. Néanmoins, j’ai suivi avec intérêt le cheminement de Jean-Pierre auprès d’autres cinéastes. Ce que j’apprécie particulièrement chez lui, c’est sa capacité à composer avec la lumière naturelle. À plusieurs reprises, j’avais pu observer son travail dans les films de Robert Morin. Ainsi, peu de temps avant de former mon équipe de tournage, j’ai visionné Les quatre soldats [2013] de Morin et j’en ai tant goûté la perspective visuelle que je me suis dit qu’il fallait absolument que Jean-Pierre photographie mon adaptation de l’œuvre de Tchekhov.

ÀB ! : Au plan musical, vous avez derechef collaboré avec Robert Marcel Lepage. Manifestement, vous êtes très à l’aise lorsque vous travaillez avec lui. De quelle nature a été la contribution du compositeur à votre plus récent film ?

B.É. : Elle a été très différente de celle qu’il a apportée à mes autres films dans la mesure où il n’a composé la musique que de deux extraits de la réalisation : ce sont ceux dans lesquels on voit Katia jouer des scènes de l’Antigone de Sophocle. Tous les autres extraits musicaux que l’on entend dans mon long métrage ont été composés par le grand musicien russe Dimitri Chostakovitch : il s’agit de morceaux tirés de ses quatuors à cordes. Le quinzième quatuor de Chostakovitch apporte, à mon sens, une composante très intense au Journal d’un vieil homme. J’ai dû aller à l’encontre de la volonté de ma monteuse, Louise Côté (une collaboratrice de premier plan), pour que l’on intègre la musique de Chostakovitch dans le film. Et croyez-moi, je ne suis pas déçu du résultat que j’ai obtenu !

ÀB ! : Par ailleurs, entretenez-vous déjà une idée assez précise du prochain long métrage que vous allez réaliser ?

B.É. : Oui, je peux même vous dire que j’en ai déjà écrit le scénario et que ce film, s’il voit le jour, traitera de l’histoire d’une dame assez âgée qui se penche sur la signification de son passé. Évidemment mon intrigue recoupera des thèmes abordés dans mes longs métrages précédents. Cependant, elle se distingue de mes deux plus récentes œuvres dans la mesure où ma figure centrale ne sera pas un intellectuel, contrairement à ce que représentent les personnages de Pierre dans Tout ce que tu possèdes et de Nicolas dans Le journal d’un vieil homme. Néanmoins, comme dans tous mes films de fiction, il sera question d’une considération globale du sens de la vie. J’ose espérer que les différents organismes auxquels je vais demander des subventions me donneront l’occasion de tourner ce film en 2017…

ÀB !  : Je comprends. En terminant, on sait que vous êtes un artiste engagé, qui s’est impliqué courageusement dans différents enjeux sociopolitiques (les droits des Autochtones, les élections québécoises de 2012, la charte des valeurs québécoises). Or, on vous voit moins prendre position ces derniers temps.

B.É. : Vous avez raison. Comme vous le devinez, le portrait politique du Québec actuel me déçoit vivement. En toute honnêteté, je me demande combien de temps on va devoir subir cette réalité pernicieuse. Toutefois, un peu comme Nicolas dans Le journal d’un vieil homme, je tente d’éviter de tomber dans le piège de l’amertume. Je ne perds pas foi en la nature humaine, même si des événements politiques comme ceux dont nous sommes actuellement témoins me révoltent énormément. Cependant, je pense que c’est à travers la réalisation de longs métrages que je suis le plus utile. Remarquez que mon film traduit une vision sociopolitique particulière et une philosophie de vie nuancée. Quoi qu’il en soit, ne vous attendez pas à me voir prendre position prochainement sur la place publique. Cela dit, je me donne toujours une certaine marge de manœuvre pour pouvoir intervenir au cas où je jugerais que ma prise de position pourrait faire avancer une cause importante à laquelle je crois…

Thèmes de recherche Cinéma, Littérature
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