La pratique de l’attention

No 61 - oct. / nov. 2015

Médias

La pratique de l’attention

Simon Brousseau

J’avais cinq ans quand la guerre du Golfe a eu lieu, sept quand le siège de Sarajevo a commencé, neuf lors du génocide des Tutsis au Rwanda. La première chose que j’ai apprise à propos de ces horreurs que je discernais mal, c’est qu’elles ne me concernaient pas puisqu’elles appartenaient à une autre réalité, lointaine et inaccessible.

Au Québec, au début des années 1990, on parlait de mondialisation, mais c’était pour vanter les futurs bénéfices économiques qu’on en retirerait. Pour la première fois lors de la guerre du Golfe, nous avons vu les images en direct – fournies aux réseaux de télévision par l’armée américaine, qui en tirait visiblement beaucoup de fierté – de missiles frappant leurs cibles avec la précision de la mort elle-même. Le sort de l’humanité, l’existence précaire de tous ces gens qui vivaient là-bas étaient certes tristes, mais nous n’y pouvions rien.

Si je creuse un peu dans ma mémoire, je me souviens de ma hâte que le bulletin de nouvelles se termine, afin que je puisse de nouveau brancher la console Nintendo et poursuivre mes aventures, assis en indien sur le tapis à longs poils orange du salon. Qu’on me prive de ce plaisir pour écouter le téléjournal, je n’arrivais pas à le comprendre et j’y voyais une injustice. C’est ainsi que comme beaucoup d’enfants de ma génération, j’ai appris très tôt à me dissocier des humains qui surgissaient à l’écran, incapable de les assimiler à une réalité concrète. Ces images brutales n’arrivaient que rarement à me toucher, et lorsqu’elles le faisaient, cela ne durait pas plus de quelques secondes et l’expérience était d’une totale confusion. Qu’est-ce que les gens de ces pays-là ont en commun avec moi ?

Une ressource convoitée

Le dernier essai d’Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, situe le problème de l’attention au cœur de l’expérience contemporaine. On affirme souvent qu’on vit à une époque où l’accès à l’information s’est démocratisé, mais on réfléchit plus rarement à notre rapport aux flux d’informations qui nous sollicitent partout où l’on pose notre regard. Citton rappelle avec éloquence que « notre attention est ce qui nous appartient le plus en propre ». Il poursuit en expliquant comment, à une époque saturée d’informations, notre attention est peu à peu devenue une ressource convoitée et qui est l’objet de différentes stratégies de captation. Posé ainsi, le problème de l’attention est indissociable de celui de la liberté individuelle (est-ce que je contrôle vraiment ce à quoi je porte attention ?), mais aussi de nos responsabilités collectives (à quoi portons-nous collectivement attention ?). En tant qu’individu ayant accès à une quantité vertigineuse d’informations, subissant des assauts informationnels de plus en plus intrusifs qui, ensemble, forment une machine à modeler nos subjectivités, il est urgent de réfléchir à ce que nous faisons de notre attention, mais aussi à ce que notre attention fait de nous.

En lisant cet essai, je pensais sans cesse au dernier reportage de Wim Wenders, codirigé avec Juliano Ribeiro Salgado et intitulé Le sel de la Terre (2014). Ce reportage porte sur le photographe brésilien Sebastião Salgado, reconnu pour sa volonté de donner des visages à la souffrance de l’humanité. Il propose, assez sobrement, un montage chronologique des photographies de Salgado, constituant de la sorte la rétrospective d’une vie consacrée aux souffrances des travailleurs, des déportés et des victimes de la guerre. Le projet derrière ce film, pourrait-on dire, est entièrement lié au problème de l’attention soulevé par Citton. En construisant un film à partir des photographies de Salgado et en lui offrant la possibilité de les commenter alors qu’elles défilent lentement à l’écran, les deux réalisateurs performent une attention soutenue aux sujets photographiés, et offrent du même coup aux spectateurs et spectatrices la possibilité de réfléchir à la façon dont l’attention, la distraction et le déni sont des paramètres majeurs de la compréhension qu’ils ont du monde.

Rendre visibles les laissés-pour-compte

Ce film permet de réfléchir à l’attention de plusieurs manières. D’abord, nous y rencontrons un photographe qui utilise son médium pour magnifier l’intérêt qu’on porte habituellement aux êtres anonymes qui surgissent lors du bulletin d’information. Qu’il s’agisse des pauvres gens de l’Amérique latine des années 1990 ou des populations migrantes, victimes de la famine et de la guerre en Afrique, Salgado cherche constamment à singulariser les êtres anonymes qui sont le plus souvent représentés comme une masse indifférenciée par les bulletins d’informations internationaux.

C’est depuis ce rapport désincarné aux victimes des injustices de notre époque qu’on peut comprendre la fascination du photographe pour l’expressivité des visages qu’il photographie. En accordant son attention à la part humaine de la misère qui, de notre côté de l’écran, est le plus souvent réduite à une abstraction, Salgado parvient à nous mettre devant notre responsabilité face à l’humain. La puissance de ses photographies donne raison au philosophe Emmanuel Lévinas, qui voyait dans la rencontre avec le visage d’autrui le fondement de la relation éthique, mais aussi « le fait originel de la fraternité ». Il y a dans les portraits du photographe brésilien une injonction adressée aux spectateurs et spectatrices, celle de porter attention à la souffrance vécue par autrui. Je vois dans cette démarche une tentative de résoudre le problème de la visibilité soulevé par Citton lorsqu’il écrit qu’aujourd’hui « tout repose […] sur une ontologie de la visibilité qui mesure le degré d’existence d’un être à la quantité et à la qualité des perceptions dont il fait l’objet de la part d’autrui  ». Puisque notre rapport à des réalités étrangères repose essentiellement sur leur degré de visibilité, il faut voir dans le travail d’un artiste comme Salgado une tentative d’instaurer un rapport sensible avec ces étrangers qui, sans les images qu’il propose, n’existeraient pas pour nous puisqu’ils et elles seraient à peine perceptibles. En effet, les images qui nous sont habituellement offertes de ces gens sont inscrites dans une routine médiatique qui incite à une forme d’attention passive et désengagée – pour ne pas dire désabusée – de sorte que nous ne les voyons plus.

Citton propose dans son essai que «  les nouvelles luttes de classes opposent ceux qui apparaissent dans les médias et ceux qui n’y apparaissent pas ». En portant attention aux photographies de Salgado, on constate qu’elles refusent les représentations médiatiques dominantes. En invitant à la contemplation, elles montrent que la visibilité des êtres, dans notre culture médiatique, n’est pas seulement liée à la quantité de l’information qui se rapporte à eux, mais aussi à sa qualité. On pourrait même croire que le discours médiatique, en adoptant une posture objective qui ressemble à s’y méprendre à du détachement, instaure un rapport à la souffrance d’autrui qui relève à la fois du fatalisme et de la déresponsabilisation. Dans cette logique, ce qui devrait nous sembler plus réel, plus concret, devient au contraire une sorte d’ailleurs inaccessible, peuplé d’êtres désincarnés auxquels on a du mal à s’identifier. Salgado, en faisant de la pratique de l’attention le fondement de sa démarche artistique, parvient à illustrer de façon tangible un universel qui, chez lui, n’a rien de bien-pensant : toutes les vies humaines se valent.

Percevoir pour agir

Ce qui fait la beauté du reportage Le sel de la Terre est justement la façon dont les cinéastes y rejouent l’abnégation au cœur de la démarche de Salgado. Monter un reportage presque exclusivement avec ses photographies est évidemment une façon de lui rendre hommage, mais c’est aussi plus profondément une façon de laisser entendre que l’art d’aujourd’hui peut trouver sa pertinence en prenant fermement position dans l’écologie de l’attention décrite par Citton. Plutôt que de penser le cinéma, la photographie, la peinture ou la littérature en des termes exclusivement esthétiques, il s’agirait plutôt de questionner la façon dont les œuvres s’inscrivent dans un contexte attentionnel pour le remettre en question, le mettre à l’épreuve ou le déconstruire. Ultimement, la démarche de Salgado, mais aussi celle des cinéastes qui lui rendent hommage, repose sur l’idée que l’attention est toujours un choix, une intention. La conception de l’art qui en émerge rappelle le ­procédé de défamiliarisation étudié par Victor Chklovski au début du siècle dernier, par lequel l’artiste augmente l’intensité et la durée d’une perception, cela afin de révéler l’objet contemplé sous un jour nouveau, plus riche parce que plus complexe. Au fond, on pourrait dire qu’à une époque où nous sommes conditionnés à voir l’horreur défiler sur nos écrans jour après jour, un artiste comme Salgado nous demande de réfléchir à la finesse et à la sensibilité de nos perceptions.

En terminant, notons que cet appel à une pratique soutenue de l’attention est éminemment politique. Il ne s’agit pas de se déculpabiliser en pensant que le temps consacré à la souffrance d’autrui suffit à racheter toutes les inégalités. Au contraire, il y a chez Citton comme chez Salgado l’idée que la reconnaissance de la fragilité et de la souffrance humaine est un incitatif puissant à l’action. Pour ressentir la nécessité de lutter contre les inégalités, il faut d’abord percevoir l’inégalité là où elle se trouve. En ce sens, les propos de Citton permettent de comprendre en quoi les photographies de Salgado ont le potentiel d’ébranler notre indifférence collective ; elles donnent un tour concret, insoutenable à une souffrance qu’on appréhende le plus souvent comme une vague abstraction à laquelle on ne peut rien changer.

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