Dossier : Vivre en démocratie (...)

Dossier : Vivre en démocratie autoritaire

Repérer les angles morts

Démocratie restreinte et autoritarisme arabe

Mouloud Idir

L’histoire maghrébine et proche-orientale des 20 dernières années regorge d’exemples historiques nous donnant à voir l’irruption du peuple dans l’arène politique dans des sociétés où le politique a toujours été une affaire de rapports de force bruts que les possédants et dominants faisaient subir à des masses qu’ils méprisaient largement. Les récentes révoltes, à appréhender sous un temps long et discontinu, donnaient à voir une appropriation des espaces publics et des formes de mobilisation inédites. C’est le politique qui se libère et s’autonomise dans des sociétés où nous avons tendance à penser que c’est face au seul pôle religieux qu’il faut s’affranchir. Autonomie du politique face au religieux, mais aussi et surtout face au militaire, au policier et à l’arbitraire de l’injustice des possédants.

L’autoritarisme arabe par la pensée moderniste et d’État

De prime abord, il est important de regarder et d’évaluer les mouvements politiques et sociaux émancipateurs dans le monde arabo-musulman en tant que réalités plurielles – d’abord enracinées dans le vécu concret des gens – et moins comme des équivalents idéologiques de nos catégories politiques. Nous découvrirons alors une richesse et une complexité inouïes.

Paradoxalement, il faut aussi ajouter que les tendances politiques qui tentent aujourd’hui de s’approprier le registre des discours sur la démocratie et le progrès sont souvent les mêmes qui ont jadis privilégié un modèle de modernisation autoritaire cautionnant les régimes les plus sanguinaires. Ces discours sont souvent un écran de fumée brandi par des groupes sociaux complètement excentrés et coupés de la population, cachant leurs privilèges et leur désir de pouvoir derrière de nouveaux habits démocratiques.

Plus fondamentalement, ces discours dits modernistes réifient trop souvent l’État considéré comme le seul garant de l’unité et de l’universalité. Ces élites, encore sous l’emprise des théories jacobines, évolutionnistes et positivistes, ne perçoivent pas bien le lien entre le politique et le social. Pour elles, le politique équivaut à l’État et à un discours sur l’État : ce qui contribue à raréfier des revendications et disputes sur le monde social en les associant à la division sociale et « l’archaïsme » des catégories populaires.

Les sources de cette vision se trouvent en partie dans le refus de certaines catégories, hégémoniques dans l’appareil d’État, d’opter pour l’élargissement démocratique : leur discours est de ce fait en déphasage face à la majorité sociale. En découle un refus de l’ouverture démocratique, entendue au sens de l’alternance et du respect du suffrage universel. C’est en fait le verdict des urnes qui est craint. Le coup d’État des généraux algériens en 1992 et le coup de force, en juillet 2013, du général Al Sissi du Conseil suprême des forces armées égyptiennes en sont les meilleurs exemples.

À mes yeux, une sortie de cette impasse exige, d’une part, un regard différent sur la sécularisation et, d’autre part, de compter autant sur le social et son élasticité que sur l’État pour appréhender les espaces de politisation des enjeux locaux. J’ajoute que l’État, aujourd’hui lieu d’engendrement des inégalités de tous ordres, a pour assise les couches moyennes opportunistes. Si sa base ne s’élargit pas, si la démocratie est confisquée et apparaît aux plus faibles comme un simple instrument des plus forts, l’aventure et le recours à la violence resteront le lot de la contestation sociale. Voilà sommairement pour les apôtres d’un autoritarisme sous les oripeaux d’un modernisme apolitique.

L’autoritarisme arabe à l’ère technocratique

Un autre discours dominant, à la source du renforcement autoritaire des processus de dé-démocratisation, est certainement celui consistant à dire que la seule façon d’aller au-delà de la confrontation et de la polarisation sociale consisterait en des gouvernements « apolitiques et de technocrates compétents ». Ces discours, qu’on a vus surgir à la suite notamment de la chute des dictateurs de type Ben Ali et Moubarak, sont ceux qui dominent aujourd’hui en Tunisie, en Égypte et en Algérie.

À ce discours issu de groupes opposés aux partis à référents religieux, s’ajoute celui de catégories plus conservatrices, mais tout aussi imprégnées des conceptions restreintes de la démocratie. Dans les deux cas, les discours induisent l’idée que l’exercice du pouvoir revient à l’expertise de ceux qui ont des titres à gouverner, oubliant ainsi que la démocratie n’est pas une forme particulière de gouvernement, mais le fondement de la politique elle-même : c’est-à-dire ce qui renvoie toute volonté de domination à son illégitimité première. Et son exercice déborde nécessairement les formes institutionnelles de la représentation du peuple. Car la démocratie ne devient authentique, nous dit Jacques Rancière, que lorsqu’elle procède d’un présupposé égalitaire. Et elle consiste alors en la vérification en acte de ce présupposé. C’est ici que les peuples ne sont pas dupes et ont raison de se méfier du minimalisme des conceptions à la source de la démocratie technocratique et d’expertise.

Le défi qui nous incombe consiste dès lors plutôt à révéler ou à contribuer à repérer les différentes formes d’actions et de luttes politiques qui expriment des différends, des quêtes de justice et qui participent de véritables processus de repolitisation collective, à l’instar des luttes contre l’impunité. En résumé, mieux appréhender les revendications à même d’interroger les limites du paradigme de sortie des dictatures : un paradigme fondé sur l’exigence de « regarder vers l’avenir » et d’oublier les souffrances du passé, pour supposément ne pas heurter les réseaux dormants de l’ancien régime recyclés dans d’autres formations politiques et réseaux occultes d’influence. Ce qui en somme empêche de réfléchir la contradiction blessante de cette sortie et l’exigence de justice pour des catégories importantes de la population. Car face aux conceptions restreintes de la démocratie et abhorrant toute forme de mobilisation collective, s’impose la nécessité de poser publiquement la question de la souffrance en politique ; qu’elle soit le fait de l’impunité de la violence d’État, voire de la misère sociale de plus en plus lancinante.

Tout cela montre que l’émergence du sentiment démocratique peut aussi jaillir de questions considérées aussi émotives que l’expression publique de la souffrance et le sentiment d’impunité. Plus encore, tout cela permet aussi de comprendre que les aspirations démocratiques des catégories populaires ne se résument pas à des besoins concrets et immédiats. C’est ici que le misérabilisme et le mépris des masses sont aussi tributaires de discours appelant à regarder vers l’avant et à oublier le passé pour ne pas ressasser les sources de conflits. Comme si ce qui préside aux enjeux de justice, d’égalité et de démocratie est antithétique aux « besoins urgents des catégories populaires ».

Dans ce cadre, il faut moins parler de dépolitisation des populations locales que d’un dé­sintérêt pour la politique institutionnalisée dans les modalités actuelles. C’est notamment cela qui rend difficile une vraie politisation des enjeux révolutionnaires et encore moins de pouvoir en débattre sereinement dans le cas de la Tunisie, pour nous en tenir à ce seul exemple.

Si l’on regarde plus finement, l’on peut toutefois voir partout la politisation des discussions et des débats y compris quotidiens, dans les classes populaires ou ailleurs, par le fait de relier ce qui est perçu comme des écarts entre ce qui est et ce qui devrait être au fait politique, à l’intervention de l’État, à des modes de gestion spécifiques, etc.

Ce qu’il nous faut désormais est de destituer la démocratie en tant qu’emblème du libéralisme et de discours d’élites privilégiées – vues comme expertes et progressistes – pour la réinventer en vue de retrouver ce qu’elle porte de plus fécond. Pour y parvenir, il faut davantage comprendre que les populations locales rejettent moins la démocratie et le « progrès social » que les discours d’élites que nous en donnent certaines catégories collant à nos référents dominants.

À défaut, l’on continuera à ne pas prendre la mesure du poids de nos représentations et à négliger l’importance de contribuer à instiller là-bas comme ici des dynamiques qui induisent dans l’espace social de nouvelles formes d’organisation et de participation du peuple, en vue de mettre fin à l’invisibilité de l’immense classe des dépossédé·e·s.

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