À qui appartiennent les femmes ?

No 57 - déc. 2014 / janv. 2015

Féminisme

À qui appartiennent les femmes ?

Martine Delvaux

« Le corps de Jennifer Lawrence est devenu celui de toutes les femmes. » Cet extrait du titre d’un article de Tracy Clark-Flory sur le site Salon saisit en quelques mots le sens du « celebgate » du mois de septembre dernier. La diffusion, sur le web, de nus volés d’actrices et de chanteuses populaires a fait couler beaucoup d’encre au cours des semaines qui ont suivi. Ces photos, selfies ou autres, étaient la propriété privée des stars, piquées à même leur stockage informatique.

Cette circulation illicite d’images volées n’est pas sans rappeler les réseaux informatiques pédophiles ou des sites pornographiques tels que « cumonprintedpics », où des hommes prennent en photo leur sexe en érection immédiatement suivant une éjaculation sur des portraits imprimés de femmes (en particulier leur visage et leur torse), images glanées sur le web ou prises à l’insu de celle qui a été photographiée avant d’être diffusée sur Internet. On a lu de tout, sur les réseaux sociaux, pendant le celebgate, comme le montre le collage de citations préparé par Murphy Cooper dans Nightlife : « Tant pis pour elles. Bien mérité. C’était à elles de ne pas prendre des photos de pute ! Que ça serve de leçon aux filles qui font ça ! Mais c’est quoi cette mode de se prendre en selfie nue, anyway ? Les filles n’ont plus aucun respect pour leur corps, de nos jours. » Accusations portées envers les « filles » plutôt qu’envers ceux qui ont volé les images (à la manière de ce qui se produit dans le cas d’un viol où le procès tourne autour de la victime plutôt que de l’agresseur), slut-shaming, moralisation…

Lena Dunham et Jennifer Lawrence, en réaction aux événements et à la manière dont ils ont été reçus, parleront, elles, de délinquance et de crimes sexuels. La circulation de ces images est un vol, une attaque à la vie privée, une forme de diffamation, une version du revenge porn que le web a vu et fait naître au cours des dernières années. C’est, au final, une expropriation. « Je ne vous ai pas donné la permission de regarder mon corps nu », dira Jennifer Lawrence dans un article du Vanity Fair où, pour mettre en images le consentement, elle est photographiée à demi-vêtue, regardant froidement la caméra, comme si elle disait : cette photo-ci, j’ai choisi que vous pourriez la voir ! Car consentir, c’est avoir le droit de dire oui ou non à n’importe quel moment d’un rapport sexuel. Il en est de même en ce qui concerne la diffusion de son image.

Femmes critiques, femmes ciblées

C’est ce que disent aussi les menaces de mort dont est l’objet depuis déjà trop longtemps la critique féministe de jeux vidéo Anita Sarkeesian, menaces dont la dernière a été proférée à la veille d’une conférence qui devait être donnée à la Utah State University. S’attaquant d’un point de vue féministe au monde très masculin des gamers, Sarkeesian a de tout temps été l’objet d’intimidation. Mais cette fois, étant donné les lois de l’Utah qui permettent le port d’une arme à feu advenant la possession d’un permis et le refus de l’université de garantir la sécurité pendant la rencontre (par des détecteurs de métal et des fouilles corporelles), la conférence a été annulée. Car la menace concernait non seulement Sarkeesian, mais son public également : on annonçait un « Montreal massacre-style attack  » inspiré par les crimes du 6 décembre 1989. À la manière de Marc Lépine, l’auteur du courriel affirmait vouloir (comme Elliot Rodger à Alta Vista l’été dernier) se battre contre le féminisme et ce qu’il a fait aux hommes américains. Il disait vouloir assassiner Sarkeesian et écrire son manifeste antiféministe avec le sang de sa victime.

Anita Sarkeesian fait partie de ce qui a été nommé le « gamergate » en août 2014, une attaque organisée contre les critiques féministes de jeux vidéo. Tout comme le celebgate et le massacre de Polytechnique, cet antiféminisme en passe par des master lists mises en circulation dans les zones glauques du far-web et contenant les noms des fémi­nistes à éliminer. Des hit lists comme celles de Staline envoyant ses compatriotes au goulag et comme celles de Marc Lépine. Des listes qui montrent que les femmes ne sont pas, pour ces hommes-là en particulier, mais aussi pour le monde de façon générale, tout à fait des humains.

C’est le droit des femmes à la vie privée qui est mis en péril : du moment qu’une femme serait dans la vie publique, sa vie privée serait menacée. Plus grave encore, comme le suggère Roxane Gay dans The Guardian, les femmes, peu importe qui elles sont, n’ont pas de vie privée. Celle-ci est sans cesse bafouée, comme elle l’est dans les lieux et les situations d’enfermement (dans les camps, prisons et cliniques diverses, mais aussi dans les lieux où s’exercent les diverses formes d’esclavagisme). « Le personnel est politique », ce mot d’ordre de la deuxième vague du féminisme, est vidé de son sens : comment politiser la vie privée ou faire de la vie personnelle et privée un lieu du politique si ce lieu lui-même n’est plus reconnu comme tel ? La vie des femmes serait un lieu public, et à l’extérieur de la loi. Un lieu que la loi ne protège pas, une sorte de revenge porn généralisé, systémique, servant à remettre sans cesse les femmes à leur place en les intimidant de façon à pouvoir continuer de les consommer en toute impunité.

C’est ce monde-là que le celebgate a dénudé. Hackers, gamers, blogueurs, trolls, réseaux sociaux, entreprises technologiques, Silicon Valley au grand complet… Ils sont tous montrés pour ce qu’ils sont : sexistes, misogynes et antiféministes. L’empereur techno est dénudé en même temps que toutes ces femmes. Refuser de retirer une page parce que le contenu n’est pas considéré comme haineux ou refuser de s’interroger sur la représentation sexiste des femmes dans les jeux vidéo ; cliquer sur un lien qui permet de se rincer l’œil sur des photos nues destinées à un regard tout autre que le sien ; offrir de payer pour la congélation d’ovocytes de façon à retarder indéfiniment des grossesses mal venues chez les employées… Autant d’aveux d’une discrimination opérée systématiquement envers les femmes dans le beau monde des médias et de la techno. Autant de façons aussi de les désapproprier de leur vie.

À qui appartient la vie des femmes ? Qui en est propriétaire ? Le statut de célébrité sur lequel capitalisent les pirates du celebgate, ce statut qui fait de la vie personnelle une chose accessible au regard de tous, est-il, au final, le statut de toutes les femmes ?

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