No 57 - déc. 2014 / janv. 2015

International

La France sur le fil

Samy Johsua

Une atmosphère de fin de règne, voilà la France en cet automne. Les gouvernants sont dénigrés, rejetés, parfois avec dépit, parfois avec haine. Eux-mêmes apparaissent désemparés, mais bien décidés tout de même à approfondir la politique qui a produit ce climat. Drôle de situation, mais qui n’a rien de drôle en fait avec une extrême droite en pleine ascension.

Hollande a été élu en 2012 essentiellement par rejet de l’ancien président Sarkozy. Une promesse de rompre avec la démesure de ce dernier, quelques notes de musique («  Mon ennemi, c’est la finance ») et le voilà investi. Sans illusion populaire excessive. Et voilà que ce peuple sans illusion particulière est tout de même déçu, puis en sécession.

On l’avait senti dès le début : cette fois serait la fois de trop. Les deux précédentes où le PS avait gouverné sous la Ve République (comme d’ailleurs, en remontant dans le passé, lors du Front populaire en 1936), les débuts furent marqués par des mesures classées « à gauche », des signaux positifs. Avant que les prétextes s’accumulent pour virer à droite : « le mur de l’argent » en 1937, « la contrainte extérieure » en 1983, le passage à l’euro en 1998. Beaucoup s’attendaient à revoir le même film avec de nouveaux acteurs. Mais d’autres sentaient bien qu’il n’en serait rien. Pas de « virage à droite » parce qu’« à droite » ils y furent de suite. Cela s’explique à la fois par la nature de l’équipe de Hollande appelant à assumer un aggiornamento social-libéral dès 2003. Puis par l’ampleur des effets de la crise capitaliste, en particulier en Europe sous l’impact des politiques austéritaires impulsées par l’Allemagne de la chancelière Angela Merkel. Enfin par l’état du rapport de force entre les classes après la défaite des dernières grandes luttes en 2010 en défense des retraites.

Mais quoi qu’il en soit, c’est bien « la fois de trop ». Le rejet du PS atteint des proportions telles qu’une évolution comparable au Pasok en Grèce n’est plus exclue. Déjà les élections municipales du printemps dernier ont vu les socialistes perdre la moitié des mairies qu’ils et elles dirigeaient. Et les élections européennes qui ont suivi ont confirmé ce qu’il n’est même plus possible de désigner comme simple désamour. Mais décidément, rien n’est plus comme avant. Au lieu qu’une telle chute (elle a un précédent comparable, en 1993) profite à la droite classique, celle-ci, si elle souffre moins dans les urnes, est elle-même en pleine déliquescence. Atteinte par des scandales de corruption par dizaines, atomisée en de multiples chapelles, elle ne dispose en aucun cas d’une réelle alternative, tant la politique du nouveau premier ministre Manuel Valls est semblable à la sienne, en pire. Le retour de Sarkozy au premier plan (seule la France, semble-t-il, permet à des personnalités battues de durer indéfiniment…), s’il unifie une partie de la droite classique, risque de la diviser plus tard encore plus profondément.

Poussée de l’extrême droite

Ainsi, tous les partis de gouvernement sont en déshérence, signe supplémentaire d’une pré-crise de régime. À la racine, un problème toujours non résolu pour les classes dominantes, la nécessité de briser les protections sociales encore vivaces en France, d’aligner le pays sur le moins-disant européen. Alors même que la majorité de la population, bien qu’incapable de résister effi­cacement aux dégradations successives, reste profondément hostile à une telle évolution.

Si l’on s’en tient à la description classique de Lénine, ceux d’en bas ne veulent plus, ceux d’en haut ne peuvent plus, on devrait être au bord d’une explosion révolutionnaire. Malheureusement, c’est loin d’être le cas. Ce qui domine au contraire sont deux phénomènes liés. En premier, et de loin, le retrait de la vie politique et sociale, massif, dont le trait principal est l’abstention aux élections. Laquelle touche, d’une manière significative, d’abord les catégories populaires et la jeunesse. Pas si grave, si cela s’accompagnait d’une montée en puissance d’autres formes d’engagement collectif. Rien de tel. Par exemple, nous touchons au plus bas (et de loin) en terme de journées de grève.

En second, c’est bien entendu la catastrophique montée du Front national, premier parti électoral aux élections européennes de juin 2014. Les débats font rage pour saisir d’où provient une telle explosion. Contrecoup du désespoir né de la volte-face de Hollande alors que la crise socio-économique s’aggrave chaque mois un peu plus ? Crise politique, morale, institutionnelle d’une Ve République définitivement dévalorisée, où le président même est à la merci du règlement de compte d’une ex-compagne délaissée ? Mais la Suède, où rien de tout cela n’existe, vient elle-même de connaître une percée de l’extrême droite, phénomène commun à presque toute l’Europe désormais. Alors ? Signe avancé des effets de la fin d’un européocentrisme datant de plus de cinq siècles et des craintes qui y sont liées alors que, à gauche, la crise des perspectives socialistes ne cesse de s’approfondir ? Un peu de tout cela ?

La montée du Front national est inversement proportionnelle à la descente infernale de François Hollande et du Parti socialiste.

Une « crise des ciseaux »

Et la gauche radicale ? Beaucoup s’attendaient à assister à une montée « aux extrêmes », celle de la gauche radicale faisant pendant au FN. Il n’en est rien. Celle-ci a au contraire régressé sur le plan de ses capacités militantes, sur celui de l’influence et de la crédibilité de ses idées comme au plan électoral. Aux élections européennes du printemps 2014, la somme de ses listes (Front de Gauche, Nouveau Parti anticapitaliste, Lutte ouvrière) atteint 8 % contre 11,5 % cinq ans auparavant. Elles reculent donc et restent à un bas niveau, ne faisant en aucun cas pendant à l’écroulement du PS et à la montée du FN.

La gauche radicale est prise en réalité dans une « crise des ciseaux ». Entre d’un côté une fraction grandissante du peuple de gauche qui a rompu les ponts et s’enfonce (sans retour ?) dans le ressentiment et refuse tout jeu avec le PS (ou/et avec « les institutions » en général). C’est la donnée majeure pour la gauche radicale et les élections l’ont amplement prouvé. Ce sentiment a fait des bonds spectaculaires depuis le gouvernement Valls 2 [nommé fin août 2014, NDLR]. De l’autre côté des ciseaux il y a ces fractions, déclinantes mais politisées, pesant encore par millions, qui se désespèrent de la crise du PS et regardent avec angoisse à la fois sa possible fin et la montée du FN. Du classique désormais en Europe donc, mais porté à son acmé. Cette fracture ancienne est maintenant portée à incandescence. Le choix est encore plus compliqué à cause du fait que la partie en dissidence est désormais hors d’atteinte ou à peu près : on peut rompre encore plus avec le PS sans l’influencer en quoi que ce soit, à preuve les scores LO et NPA qu’on ne peut soupçonner d’une quelconque complaisance avec le social-libéralisme. Sur l’autre partie, la parole porte encore, mais elle éloigne de la première. Crise des ciseaux…

Peut-on en sortir avec un ressaisissement de fractions internes au PS effrayées du prix payé par leur parti ? Un processus de rapprochement des deux lames des ciseaux pourrait-il se produire par ce moyen ? C’est semble-t-il le pari du Parti communiste français qui le conduit à relativiser l’alliance, essentiellement électorale de fait, du Front de Gauche. Mais c’est une hypothèse hautement aléatoire. Peut-on à l’inverse épouser sans plus de procès le sentiment qui se répand comme une traînée de poudre que la référence à la gauche n’a plus de sens ? Tant il est vrai que celle-ci est assimilée au PS et que, effectivement, la différence avec la droite n’est plus perceptible par quiconque ? C’est le sentiment du dirigeant du Parti de Gauche et ancien candidat à la présidentielle Jean-Luc Mélenchon. Lequel souhaiterait suivre en France la voie qui a assuré dans l’État espagnol le succès de la nouvelle formation « Podemos ». Mais (outre qu’en finir ainsi avec plus de deux siècles de combats de la gauche n’est intellectuellement et politiquement pas si simple) comment est-ce possible sans l’équivalent du puissant mouvement des Indigné·e·s, à la source de Podemos ? D’autres en tiennent justement pour un appel à « ceux d’en bas », espérant que mille fleurs s’épanouissent ainsi. Certes rien ne sera possible si les premiers concernés ne sortent pas du seul ressentiment et ne s’engagent pas dans des voies nouvelles indiquant l’issue possible. Mais le souhaiter ne le fait pas advenir. Comment le faciliter et ne pas seulement l’espérer ?

Au final, deux certitudes. L’échec de Hollande est déjà acquis et enregistré au plus profond de la conscience populaire, et le PS en paye le prix fort, et le payera encore plus demain. L’autre certitude est l’enracinement du FN, enveloppé d’un « mood », d’un « air du temps » réactionnaire de plus en plus inquiétant. Et deux incertitudes. Où et comment s’exprimera la majorité du peuple qui pour l’instant est sur le repli ? Et comment la gauche radicale pourra-t-elle retrouver sa fonction d’alternative réelle ? La France est sur le fil. Où ira-t-elle, voilà une question dont nul ne dispose de la réponse à cette heure.

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