Dossier : Vivre en démocratie (…)

Dossier : Vivre en démocratie autoritaire

Extractivisme et criminalisation

Leila Celis

La criminalisation de la protestation sociale est un mécanisme de répression parmi d’autres, telles les pratiques de surveillance ou les interventions musclées. La criminalisation de l’opposition à l’extractivisme fait référence au fait que, très souvent, les personnes et mouvements qui protestent contre l’exploitation de ressources naturelles et pour défendre leur économie, leur mode de vie, leur culture, leur existence sont poursuivies devant les tribunaux, voire amenées en prison à la suite d’accusations criminelles. En outre, dans le contexte de conflits armés, les personnes visées par des accusations criminelles sont plus susceptibles d’être victimes d’autres violations des droits humains qui peuvent aller jusqu’à leur assassinat, et ce, en toute impunité.

La criminalisation de l’opposition sociale n’est pas exclusive à un type de régime en particulier. Cependant, alors que les régimes totalitaires et dictatoriaux tendent à crimi­naliser directement le fait politique de l’opposition, les régimes libéraux, contraints d’admettre la légalité de l’opposition, vont plutôt criminaliser les actions de protestation. Sur le plan de la légitimation, cela veut dire qu’en criminalisant l’expression plutôt que le fait politique de l’opposition, un régime réussit à se présenter comme démocratique puisqu’il permet l’opposition, en même temps qu’il rend illé­gitime la lutte sociale en présentant les protestataires comme des criminel·le·s.

Être contre la vertu

Pourquoi s’interroger sur les pratiques de criminalisation en lien avec l’extractivisme ? Premièrement, parce que depuis les années 1990, cette industrie est devenue centrale aux plans de développement de la majorité, sinon de la totalité, des gouvernements du sous-continent, et cela, indépendamment de leur position plus à gauche ou plus néolibérale [1]. L’industrie extractive est, à plusieurs égards, qualifiée d’« intérêt national ». Son développement est associé à la croissance économique, à la création d’emplois, au financement des services publics. Ainsi, s’opposer à cette industrie serait s’opposer à tout cela également.

Deuxièmement, l’importance que les gouvernements accordent à l’industrie extractive se reflète dans l’attitude répressive qu’ils adoptent pour contrer l’opposition : la coercition physique n’est pas exceptionnelle, et les processus juridiques contre les opposant·e·s de projets extractifs se multiplient et prennent plusieurs formes inusitées. Celles-ci peuvent aller d’accusations de terrorisme (par exemple contre les Mapuches qui, au Chili, s’opposent à l’exploitation de la forêt), à des accusations de séquestration contre des travailleurs pétroliers ayant participé à un piquet de grève, en Colombie, en passant par la persécution de paysans qui abattent quelques arbres pour subvenir à leurs besoins personnels, au Mexique.

Notons finalement que, souvent, le traitement des demandes des communautés contre les compagnies est indûment retardé par les fonctionnaires d’État de sorte que, dans la plupart des cas, ces demandes restent inefficaces. A contrario, toute demande émanant des entreprises extractives se voit traitée diligemment. Il ne faudrait pas voir de contradiction dans ces faits : les États qui prennent la décision de criminaliser et d’emprisonner les défenseur·e·s des droits humains œuvrent à la protection des intérêts des multinationales. L’industrie extractive est la bénéficiaire directe de ces processus.

La judiciarisation de l’opposition sociale est devenue la norme. Néanmoins, comme le rappelle le verdict préliminaire du Tribunal permanent des peuples sur l’industrie minière canadienne, les États sont responsables lorsque, « minant arbitrairement les fondements de l’État démocratique et social, ils criminalisent directement l’activité des individus, des activistes, des leaders communautaires et des défenseurs des droits humains et de l’environnement qui réclament de façon légitime et pacifique le droit à l’autodétermination et qui s’opposent aux violations de leurs droits et libertés fondamentales. Les mouvements sociaux (souvent autochtones) qui sont stigmatisés et criminalisés pour leurs actions en défense du territoire des communautés affectées revendiquent un environnement sain, la protection de la nature, des écosystèmes, de leurs moyens de subsistance, de l’eau, du patrimoine culturel et du droit de décider du type de développement local à mettre de l’avant [2] ».

Le processus de criminalisation de l’opposition à l’industrie extractive vise à délégitimer et à écraser la résistance pour sécuriser les investissements dans deux sens, à savoir la sécurité physique des infrastructures et des opérations et la sécurité de l’image des investissements qui peut être affectée dans sa valeur boursière


[1Voir Frédéric Thomas, Industries minières : extraire à tout prix ?, Paris ; Louvain-la-Neuve (Belgique), Éd. Syllepse, Centre tricontinental, 2013.

[2JURY TPP CANADA, 2014. Verdict Tribunal permanent des peuples, section Canada sur l’industrie minière canadienne, juin 2014, Montréal, Québec : s.n.

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