Dossier : Vivre en démocratie (…)

Dossier : Vivre en démocratie autoritaire

L’austérité comme stratégie de classe

Néolibéralisme tardif

Éric Pineault

Alors qu’elle est de plus en plus contestée comme orientation générale des politiques économiques et fiscales, l’austérité demeure l’orientation principale du gouvernement du Québec. L’objectif de la Commission permanente de révision des programmes présidée par Lucienne Robillard est de réduire de manière durable et permanente la taille de l’État et le poids des dépenses publiques dans l’économie québécoise.

À cela s’ajoute une politique budgétaire marquée par d’importantes compressions et par des objectifs de diminution des dépenses et des investissements publics, le tout coiffé par une Commission d’examen sur la fiscalité qui vise à alléger « le fardeau fiscal » de certains acteurs économiques, notamment les entreprises. Nous sommes donc face à une seconde offensive « austérienne » au Québec, aussi massive, voire plus, que celle initiée par le ministre des Finances libéral Raymond Bachand en 2010-2011 qui s’est appelée « révolution culturelle ». Que pouvons-nous apprendre de cette première expérience qui fut arrêtée par le vaste mouvement social du printemps 2012 ? Mais surtout, que visent réellement les politiques d’austérité ici et ailleurs ?

L’austérité depuis 1980

Pour comprendre l’austérité dans le long cours, il faut la situer comme politique qui participe au développement de ce que nous pouvons appeler le néolibéralisme. Ce développement commence au Québec, comme ailleurs, dès les années 1980 dans la foulée des réactions politiques à la première grande récession (1982-1984) depuis la Deuxième Guerre mondiale. On se rappellera du conflit à l’époque entre les salarié·e·s du secteur public et le gouvernement Lévesque qui brisa l’élan de radicalisation qui avait marqué le développement du syndicalisme au Québec engendré par la Révolution tranquille. Le néolibéralisme, ici et ailleurs, se constitue comme une idéologie qui accompagne une longue lutte de classe contre le salariat pour la restauration du pouvoir des élites économiques dans un contexte où celui-ci a été ébranlé par les mouvements sociaux et les gouvernements sociaux-démocrates pendant la longue période progressiste de 1960 à 1980. Dans ce contexte plus global, il ne s’agit pas seulement de faire reculer le pouvoir des mouvements sociaux, des syndicats, et de limiter l’interventionnisme de l’État et le développement des politiques sociales, mais d’encadrer les premiers et de rediriger et réorienter les seconds, pour finalement accompagner les mutations fondamentales de l’économie que sont la mondialisation, la financiarisation et la flexibilisation du travail. Il ne faut pas sous-estimer la part de bricolage et d’improvisation dans ce qui semble être un vaste programme néolibéral. Nous ne sommes pas devant un plan de match longuement mûri, mais plutôt devant une stratégie qui se construit au jour le jour par des joueurs capables de saisir toutes les opportunités offertes.

Ce développement du néolibéralisme se divise en deux grandes phases. La première est marquée par l’ascendance de l’idéologie : le régime d’économie politique néolibéral se met en place en prenant en charge et en transformant l’État-providence et les rapports sociaux hérités de la période précédente ; il prétend alors répondre aux contradictions et aux crises provoquées par la période progressiste. Ensuite, dans sa seconde phase, il est contraint de répondre aux contradictions que ses propres politiques économiques et sociales ont engendrées. Ce néolibéralisme tardif est celui qui s’impose après la crise de 2008, surtout lors du grand virage vers les politiques d’austérité en Europe et en Amérique du Nord à partir de 2010. Celui-ci n’a pas l’optimisme un peu ingénu du néolibéralisme des premières années. Il ne fait plus de promesses, mais au contraire s’élabore comme discours essentiellement répressif.

Un objectif inavoué

Quel rôle joue l’austérité dans ce long mouvement du néolibéralisme ? Remarquons que la période qui va de 1980 à aujourd’hui est une période marquée par tout ce que critiquent les néolibéraux, et par ce à quoi l’austérité est censée remédier. En effet, la période « néolibérale » se caractérise par la récurrence des déficits dans les finances publiques et un gonflement de la dette par rapport au PIB. La performance économique des États avancés n’est pas très reluisante non plus, la croissance est plus faible que pendant la période précédente, l’investissement est plus timoré et les revenus des ménages (sauf pour le 1 %) ont eu tendance à stagner. Bref, le bilan économique de l’ère néolibérale est globalement médiocre. Échec cuisant ? Seulement si vous pensez que l’objectif réel était de redresser les finances publiques. Non, l’austérité, tout au long de la période néolibérale, joue le même rôle : l’enjeu n’est pas d’équilibrer les finances publiques, mais de transformer profondément l’État, l’économie et la société en utilisant les crises fiscales comme levier.

Comment situer le Québec dans ce mouvement historique plus long ? Une des particularités de la société québécoise à l’ère néolibérale est d’avoir pu maintenir un taux de syndicalisation très important dans les secteurs public et privé, là où ailleurs en Amérique du Nord il s’est complètement effondré. Cela a limité le recul du droit du travail et l’impact des politiques de flexibilisation salariale qui ont été imposées ailleurs, en plus de contribuer à la protection de la fonction publique et des services publics. Mais cette survie du mouvement syndical a impliqué une importante mutation : l’adoption d’une approche partenariale qui s’est traduite par ce que nous pouvons nommer une régulation « concertationniste » du néolibéralisme contrastant avec le modèle « confrontationniste » qui fut la norme ailleurs en Amérique du Nord. Dans ce contexte concertationniste, le mouvement syndical était vu par les gouvernements du Québec, en particulier les gouvernements du PQ , comme un interlocuteur légitime. Cela lui a permis, avec les autres mouvements progressistes, de réaliser des gains réels inimaginables ailleurs en Amérique du Nord pendant toute la période après 1980. Pensons à l’équité salariale, à la reconnaissance de l’économie sociale, aux CPE et aux congés parentaux.

C’est cette régulation du néolibéralisme par concertation qui est devenue impossible depuis 2008 et qui marque son entrée dans sa phase « tardive ». C’est cette impossibilité qui caractérise la conjoncture politique actuelle au Québec : le rôle de l’austérité est de créer un climat économique et politique qui permet la refonte unilatérale du rôle économique et social de l’État à l’extérieur de tout espace de concertation avec des mouvements sociaux organisés. Si le gouvernement a rompu avec l’approche partenariale, c’est pour adopter une approche populiste. Le dialogue social proposé est alors entre le gouvernement et ses « citoyens », compris comme une masse de contribuables frustrés dont les opinions sont mises en forme par le spectacle de l’austérité.

La difficulté de la situation pour les progressistes, c’est qu’après 30 ans d’approche partenariale, il est difficile pour le mouvement syndical et les mouvements sociaux de sortir de cette conception concertationniste et d’adopter une perspective de lutte qui assume la nécessité du conflit social. Et ce n’est pas qu’une question de volonté, au contraire, les déclarations de plusieurs leaders du mouvement syndical et populaire vont dans le sens d’une approche plus axée sur la lutte. Mais malgré cette bonne volonté des individus, il y a des freins institutionnels plus importants à cette soudaine conversion. En effet, tout le cadre juridique qui s’est tissé au fil des ans autour de la résolution négociée des différends et qui protège les organisations syndicales d’un côté, interdit de l’autre les luttes sociales. De manière plus globale, tous les mouvements sociaux qui se sont formés dans le contexte du partenariat ont développé une culture de la concertation plutôt que du conflit qui se répercute dans la structure même de leur organisation, dans leurs instances, dans leurs objectifs, dans leur mode de financement. Bref, et pour parler comme les austériens, la régulation concertationniste du néolibéralisme est un passif qui pèse très lourd sur les mouvements sociaux au Québec. Et c’est un passif sur lequel les austériens peuvent compter.

Conclusion

Voilà donc ce que nous avons appris. La crise des finances publiques n’existe pas en elle-même. Les problèmes d’équilibre budgétaire sont mis en forme par le gouvernement et ses experts. Ils pourraient être compris autrement et de cette compréhension différente découleraient des choix différents. L’austérité est un outil de changement dans le cadre d’un long et tortueux travail d’orientation des politiques publiques dans le néolibéralisme. L’enjeu de fond est la restauration du pouvoir social de l’élite d’affaires, la reproduction à long terme de ce pouvoir économique et la formation de politiques sociales adaptées aux contradictions spécifiques qu’engendre ce nouveau régime d’économie politique. Dans le long terme, plutôt qu’un retrait de l’État, il s’agit d’une production de nouvelles régulations. Ce travail politique du néolibéralisme se trouve toujours dans un espace où cohabitent des acteurs sociaux plus ou moins organisés avec des intérêts et perspectives distincts. L’austérité doit être comprise comme une stratégie qui a des effets dans ce contexte de lutte sociale. Finalement, 2012 nous a appris que les mouvements sociaux peuvent résister aux offensives austériennes. Même s’ils ne bénéficient pas d’un appui de la majorité à travers les sondages et les médias, s’ils sont organisés, déterminés et jouissent du soutien d’une base de sympathisant·e·s représentant une minorité significative et agissante de la population, ils peuvent vaincre l’austérité.

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