Trouble.voir.ca
Croisé pitbull misogyne
Féminisme
6 décembre 2013. Ça fait 24 ans cette année. En 1989, j’en avais presque 21, j’étais étudiante de lettres à l’Université d’Ottawa, Montréal était une ville que je ne connaissais pas et l’École Polytechnique était quelque chose comme un mythe. Ce soir-là, j’ai suivi, comme des milliers de gens, les événements devant mon poste de télévision dans mon petit appartement. Les larmes coulaient, je ne pouvais plus bouger, je n’arrivais pas à croire qu’un jeune homme armé jusqu’aux dents venait de tuer des filles, des filles comme moi, qu’il avait séparé le monde en deux camps et qu’elles, il les avait tuées. Elles, qu’il accusait d’être responsables de son manque de place à lui.
Le 29 novembre 2013, une semaine avant le 6 décembre, mon chien est mort. Il a perdu la vie entre les crocs d’un chien plus violent que lui, un pitbull qui en deux temps trois mouvements l’a attrapé, secoué, tué. Quand il en a eu assez, il a ouvert la mâchoire et a laissé tombé sur le trottoir le chien devenu poupée de chiffon. Le carnage fini, le pitbull s’est retourné et m’a regardée. Tombée au sol, j’ai été paralysée. C’était un cauchemar. Je pleurais, je hurlais de rage et de désespoir devant le petit cadavre, mais tout se passait comme dans un rêve, aucun son ne sortait de ma bouche.
On me dira que ça n’a rien à voir, et pourtant...
Les chiens
Depuis, on m’a répété plusieurs fois qu’un chien en dit long sur son maître. Un propriétaire de chien ne choisit pas sa bête impunément, il la choisit en fonction de qui il est.
Au cours des dernières semaines, la Toile a été le lieu d’une controverse suscitée par le site hébergé par l’hebdomadaire Voir : trouble.voir.ca. Ulcérés par cette nouvelle bête du web, ou plutôt du « far web », et par les réactions de ceux qui le défendent, certains blogueurs du Voir (l’économiste Ianik Marcil, l’avocate Véronique Robert) ont pris la décision de quitter le navire. Geste en faveur de la censure, diront certains. Manque de courage, diront d’autres. Mais quel geste peut-on poser devant un tel « produit » ? Qu’est-ce qu’on peut dire, encore, devant la logique commerciale qui vise à encourager le plus grand nombre de clics possibles en usant impunément du racisme, de la xénophobie, du sexisme, de la misogynie, de la vulgarité et de l’idiotie ?
En France, au moment où trouble.voir.ca diffusait sa vidéo d’une entrevue avec Dominic Pelletier, youtubeur de droite, des intellectuel·le·s et des écrivain·e·s se rassemblaient autour de Christiane Taubira, ministre de la République, pour dénoncer haut et fort le racisme dont elle avait été l’objet. À la suite d’insultes reçues de la bouche d’enfants pendant une « Manif pour tous » contre le mariage gai, insultes reprises à la une du magazine Minute qui comparait la politicienne à une guenon, des voix se sont élevées pour s’opposer à cette manifestation banalisée parce que commerciale, et commerciale parce que banalisée, d’un discours profondément haineux.
Les commentaires transmis sur la Toile au sujet de trouble.voir.ca ont surtout porté sur l’entrevue menée par Gab Roy avec le youtubeur Dominic Pelletier, ce représentant d’une « ville d’un seul habitant » dont les capsules filmées traduisent une pensée d’extrême-droite. Les femmes sont des objets au même titre que des frigidaires, dit entre autres Pelletier, elles n’ont pas le potentiel de devenir des adultes, et si ça continue, ce monde de féministes va débiliser les hommes pour de bon. Ce preacher du « Far Web » est accueilli, ici, devant un plat de frites, interrogé gentiment par Gab Roy qui pointe mollement la radicalité des propos, choisissant de rester dans une soi-disant neutralité anthropologique devant celui qui se donne comme détenteur d’une parole de vérité. Une parole de « Far Web », oui, comme dans le temps du Far West, une parole shotgun, comme celle de Gab Roy lui-même, il y a quelques mois, dans un texte plus que controversé, où il dictait à une femme, une « chienne », comment il allait la prendre armé de ce gun qu’est son sexe après avoir livré aux enfants des hamsters et des carabines à plombs, un texte-lettre signé « bestialement ».
Ce n’est pas seulement la présence de Dominic Pelletier qui pose problème dans trouble.voir.ca. C’est la façon dont son discours exemplifie celui de la plateforme au complet. Car entre les propos ouvertement misogynes de Pelletier et le « Tourne estie de vache ! » qu’on entend dans la chronique du « Dr Drouin » à l’intention d’une automobiliste, il y a un gros fil rouge. Ce fil, c’est celui de la haine. Trouble.voir.ca a l’allure d’un déversoir de haine sous couvert d’un humour proche parent de l’arrogance et du mépris – l’arrogance de ceux qui se cachent derrière un humour donné d’emblée comme partagé, un « tout le monde comprend que c’est juste une blague, donc on n’a rien à expliquer ». Et cette haine est sans bornes parce qu’elle est d’une part banalisée, d’autre part inconsciente d’elle-même. C’est la parole de ceux qui parlent sans se demander d’où ils parlent, ni pourquoi, ni comment. N’est-ce pas là le cynisme le plus accompli : produire et transmettre un discours de haine comme s’il était porté par le vent ? Et le faire pour créer un « buzz » sur le web ?
Les barbares
On accuse ceux et celles qui s’opposent au contenu de la plateforme de préférer garder les yeux et les oreilles fermés sur le discours ambiant. Non, les gars ! Vous vous trompez ! L’extrême-droite sexiste et raciste, on connaît trop bien ça. Les propriétaires de pitbulls, c’est la chose la plus ordinaire au monde. Et leur discours, on le vit tout le temps, il est dans l’air qu’on respire quotidiennement. Vous faites comme si trouble.voir.ca était une sorte de National Geographic, vous voulez nous montrer les bêtes dans leur habitat naturel, mais ces bêtes, on les fréquente déjà, dans la rue, les cafés, les centres commerciaux, les universités, jusque dans nos maisons et dans nos lits. Vous ne nous apprenez rien.
Mais ça, bien sûr, vous le savez déjà, et c’est ça le pire ! Votre geste n’est pas anthropologique, c’est une façon d’enfoncer le clou pour nous rappeler, sans relâche, que c’est ce discours-là qu’on mérite. Que c’est bien là notre place à l’intérieur de ce jeu : la place de celles et ceux qui sont forcés d’entendre sans cesse toute la haine qu’on ressent à leur endroit, la place de ceux et celles sur qui tirent les cowboys. Voilà la perversion de votre site web. Sous couvert d’un discours neutre, vous reconduisez la haine, et vous en jubilez. Vous riez dans votre barbe. Vous faites tourner vos guns entre vos mains.
Mais nous, on a lu Orwell et on a compris à quoi vous jouez. Ce n’est pas un jeu qui nous trouble, c’est un jeu qui ne nous intéresse pas parce qu’il est à l’image du discours qu’il colporte : violent, haineux et médiocre. « Débilisation de l’homme », annonce Dominic Pelletier ? Ou plutôt, pitbullisation. Trouble.voir.ca, malgré les autres capsules qui sont venues s’ajouter aux premières, reste un lieu de barbarie. Le lieu de ceux qui font de l’humour xénophobe sur un plateau de télé, qui renvoient à des blagues de bébé mort en présence de mères dont les enfants ont été assassinés. Le lieu de ceux qui sous couvert d’exposer la barbarie, l’endossent, comme ces amoureux des chiens qui se donnent comme défenseurs de la nature animale alors que l’animal est simplement un moyen détourné d’exprimer leur propre haine.
Les barbares sont partout, les pitbulls et les cowboys aussi. Le far web n’a rien de subversif, il n’est ni éclairant ni excitant. Il est l’arène d’un jeu dont on fait l’expérience quotidiennement. Et le reproduire ainsi, par un geste qui se donne comme neutre, ça fait penser à ces combats de chiens où des hommes jouissent du spectacle d’animaux lâchés dans l’arène pour s’entretuer parce que ce spectacle leur appartient. Ils ne sont pas de simples membres du public, un passant innocent témoin d’un accident. Cette violence n’est pas celle des chiens. C’est la leur.