Algérie. Un élan insurrectionnel refusant l’impunité et aspirant à un droit à la politique
Dans le contexte actuel marqué par les effets de la pandémie, l’Algérie est l’un des pays d’Afrique les plus touchés par la Covid-19, avec plus de 11 000 cas et plus de 800 morts. Chiffres et bilan généreux compte tenu de l’opacité caractérisant le régime algérien et de la non fiabilité des données issues des autorités.
En parallèle, le pouvoir algérien est contesté par un mouvement populaire d’une grande ampleur : le Hirak (mouvement en arabe). En effet, depuis le 22 février 2019, des millions de manifestant.e.s sortent dans les rues et se mobilisent pour condamner la corruption, l’indignité dans laquelle se consume une trop grande partie de la population, mais surtout pour exiger une véritable sortie du régime dictatorial et arbitraire dominé par une haute hiérarchie militaire. Cette nomenklatura accapare les leviers réels du pouvoir politique, mais aussi les secteurs économiques vitaux pour la reproduction systémique et institutionnelle de sa domination. La population algérienne, dans la multiplicité de ses composantes sociologiques, exigent l’instauration d’un État instituant le respect des droits et libertés pour tous et toutes.
En somme, les Algérien.ne.s mettent de l’avant des revendications appelant à un véritable processus constituant faisant du suffrage universel et de la règle de droit le socle d’une refondation politique. Le peuple souhaite la mise en place de mécanismes de convocation de la parole citoyenne pour que les doléances du plus grand nombre soient entendues et considérées. Les aspirations portées dans les rues traduisent une volonté d’en finir avec le tripatouillage constitutionnel donnant lieu à des changements factices et initiés par des sous-traitants inféodés à un régime habitué à fixer les règles du jeu politique de façon autoritaire et tutélaire.
La contestation des derniers mois
L’élan contestataire historique et inédit des derniers mois a toutefois, par signe de maturité et de responsabilité citoyenne, dû battre en retraite et suspendre temporairement les manifestations et rassemblements en raison du contexte pandémique. Profitant de cette « trêve sanitaire », et de façon éhontée, le pouvoir militaire n’a eu de cesse de réprimer, intimider et incarcérer les membres actifs du mouvement ; plusieurs d’entre eux et elles ont été arrêté.e.s pour une simple publication facebook. Le président Abdelmadjid Tebboune et son gouvernement, adoubés et cooptés par les généraux, instrumentalisent cette crise pour instaurer une nouvelle vague répressive en s’appuyant sur leur police politique.
Début mars, on a dénombré des dizaines d’arrestations, parmi lesquelles des figures du mouvement, des militant.e.s des droits humains, des journalistes, des romancier.e.s. Aussi, les procès expéditifs se multiplient, condamnant à de lourdes peines les figures dissidentes. La presse privée - disposant d’une liberté relative par rapport à la presse publique - est pour sa part l’objet d’un harcèlement accru visant à réduire au silence les quelques paroles dissidentes en son sein qui osent franchir la limite du dicible en espérant élargir l’espace de la libre parole.
Loin des grands centres, des internautes sont régulièrement harcelés par la police politique en raison de leurs publications sur les réseaux sociaux. La gronde sociale touche même l’extrême Sud : depuis plusieurs jours, Tin Zaouatine, ville frontalière avec le Mali, est le théâtre de fortes tensions. Un jeune homme de 18 ans est d’ailleurs décédé, touché par une balle lors d’une manifestation. Une exécution se voulant dissuasive pour tout dire.
Ce vendredi 19 juin, du fait de la reprise des manifestations dans plusieurs villes du pays (Annaba, Bejaia, Alger, Oran, etc.), on a dénombré des centaines d’arrestations. À Bejaïa, dès le début de la manifestation, des bombes lacrymogènes et des balles en caoutchouc ont été utilisées pour disperser les manifestants. Plusieurs blessés ont été constatés.
Une exigence de grande portée démocratique
En vue de dénoncer cette répression largement documentée et en guise de solidarité avec nos compatriotes luttant pour la démocratie et l’État de droit, nous, les membres du Comité de soutien pour les droits humains en Algérie - Montréal, condamnons fermement la répression impunie que subissent nos concitoyennes et concitoyens. Les violations continues des droits les plus fondamentaux auxquelles se livre le régime algérien doivent cesser. Il est urgent de redire la légitimité du combat de manifestant.e.s pacifiques, de militants pour le pluralisme, de journalistes ou de toute personne voulant exprimer son refus de l’injustice et du déni du droit.
Le régime algérien se permet ces pratiques répressives puisqu’à ce jour il continue de bénéficier d’une impunité totale pour toutes les violations des droits humains qu’il commet depuis notamment les années 1990, période coïncidant avec la sortie du régime du parti unique. Ce règne de l’impunité doit prendre fin et un processus de justice transitionnelle s’impose. La construction d’un État de droit ne peut occulter un processus de vérité et de justice.
Aux yeux des membres de notre comité, il faut absolument élever cette exigence démocratique du peuple algérien et son désir de liberté et d’égalité au rang d’un principe constituant exemplaire si l’on veut en généraliser l’exercice et redonner sa puissance publique au mot de démocratie – réduit là-bas comme ici à un vague référent dépouillé de son sens véritable. Surtout si on veut en prévenir les usages restreints, minimalistes et essentiellement idéologiques le réduisant à une coquille vide et en déphasage avec la grammaire du refus de l’indignité énoncée par les segments subalternes de la société algérienne. Notre appel vise plutôt à lui conférer toute la normativité politique indispensable en ces temps de regain des tendances les plus belliqueuses et martiales.
Dans la mesure où les luttes sont communes, le défi consistera sans doute à problématiser les conditions de cette revendication de libération du champ politique algérien dans les termes d’un droit aux droits - en somme, d’un droit à la politique pour reprendre les mots d’Hannah Arendt - qui soit aussi fondamental que jamais dans une période de régression planétaire des formes démocratiques, facilitée par les effets désagrégateurs d’un capitalisme néolibéral, écocide, et surdéterminé par les conséquences insoupçonnées d’une crise pandémique et systémique à laquelle aucun segment de l’humanité ne pourra se soustraire. Car notre destin est aussi tragique que communément partagé.
Tous ces soulèvements populaires ont en commun d’opposer une démocratie concrète de la rue, où quiconque peut participer à l’élaboration de la norme commune, à une « démocratie » élitaire le plus souvent captée par des « représentants » n’ayant le plus souvent comme légitimité que le fait d’être accoutumés aux rouages d’un jeu politique nécessitant, d’une part, d’être redéfinis, mais aussi de mettre de l’avant des mécanismes d’assistance à la parole pour les moins considérés dans le décompte social fortement caractérisé par une mésentente et des différends entre le peuple et l’oligarchie militaire.