Simone Bussières, trajectoire plurielle

No 84 - été 2020

Figures marquantes

Simone Bussières, trajectoire plurielle

Ariane Gibeau

Romancière et animatrice de radio, Simone Bussières a été la première femme directrice de l’enseignement primaire au Québec. Fondatrice et directrice d’une maison d’édition, elle est l’autrice d’une méthode d’apprentissage de la lecture qui a activement participé, tout au long de sa vie, au développement de la vie culturelle et éducative. La reconnaissance tarde pourtant à venir : elle est décédée en janvier 2019, à près de 101 ans, dans une relative confidentialité.

Simone Bussières naît en juin 1918 à Québec, dans une famille ouvrière du quartier Saint-Roch. Malgré son milieu d’origine modeste et l’inaccessibilité des livres durant son enfance, elle développe un intérêt soutenu pour la lecture et l’écriture, lequel se transforme vite en désir de poursuivre des études. Elle est institutrice pendant quelques années en Gaspésie et à Québec avant de se marier et, comme plusieurs femmes de son époque, de devoir interrompre sa carrière. La mort subite et prématurée de son conjoint, en 1948, la ramène cependant à la vie professionnelle : veuve à 29 ans, sans enfants et sans revenus, Bussières redevient enseignante et entreprend une riche et prolifique carrière. Travailleuse infatigable, « femme-orchestre [1] », elle partagera pendant toute sa vie sa passion pour la littérature en plus de stimuler le plaisir de la lecture chez plusieurs générations d’élèves.

Apprendre à aimer lire

En 1955, elle devient directrice de l’enseignement primaire (section première, deuxième et troisième année) à la Commission scolaire des écoles catholiques de Québec. Alors que le système d’éducation québécois se modernise petit à petit, elle a pour mandat de participer à l’uniformisation des contenus enseignés et à la centralisation de la gestion pédagogique. Elle est la première femme de la province à occuper de telles fonctions. Elle développe également au tournant des années 1960 une méthode d’apprentissage de la lecture destinée aux élèves de première à quatrième année. Cette méthode novatrice, dite « spontanée », permet d’impliquer activement les élèves dans le processus d’apprentissage : au lieu d’apprendre à former des mots, puis des phrases à partir de lettres, ceux-ci doivent identifier des mots à l’aide d’images. Pour Bussières, le succès d’une méthode de lecture réside dans l’intérêt et le plaisir qu’elle suscite chez l’enfant : « faire mémoriser des lettres, puis des syllabes vides de sens, ensuite placer le tout dans un ordre susceptible d’éveiller la pensée de l’enfant ? Non, il est trop tard, il est déjà endormi », écrit-elle en 1964. Les cahiers Je veux lire, Je sais lire et J’aime lire font leurs preuves : à la fin des années 1960 et dans les années 1970, ils seront utilisés un peu partout à travers le Québec ainsi que dans quelques écoles francophones des États-Unis, d’Allemagne et du Japon. Bussières promeut une philosophie de l’enseignement résolument moderne. Ainsi, dans le premier éditorial d’École-Éducation, revue qu’elle fonde en 1963 et dirige pendant deux ans (au moment même où paraît le rapport Parent), elle appelle les enseignant·e·s à renouveler et remettre en question les méthodes éducatives traditionnelles : toute personne travaillant dans le domaine de l’éducation doit être constamment « inquiétée » et « poser un regard neuf sur [son] expérience ». C’est aussi elle qui ouvre à Québec, en 1959, les premières classes d’éducation préscolaire (maternelle). Elle en recommande rapidement l’accès universel : la classe maternelle permet d’assurer une transition plus douce entre le milieu familial et l’école, et d’outiller au mieux les enfants à leur entrée en première année.

Parallèlement à sa carrière dans le milieu de l’enseignement, Bussières est animatrice de radio, puis de télévision. À CHRC, station AM de Québec, elle anime au tournant des années 1950 différentes émissions jeunesse, dont Tante Colette, qui aborde différents sujets liés à l’actualité et propose aux enfants des contes et des comptines. La radio occupe alors une place importante dans la vie culturelle des Québécois·es et CHRC connaît ses heures de gloire : Tante Colette rejoint de nombreuses familles et Bussières est une animatrice très appréciée. Elle prolongera son implication auprès des jeunes en publiant au fil des ans de nombreux livres de contes, toujours dans le but de favoriser leur plaisir de lire.

Écrire, éditer

En 1951, Bussières publie son premier roman pour un public adulte, L’Héritier, aux Éditions du Quartier latin. Malgré un certain succès de librairie, l’accueil critique est sévère. Ainsi, dans la revue Lectures, le commentateur Jean-Paul Pinsonneault affirme que les personnages principaux du livre « émeuvront [sic] peut-être le lecteur taré en quête de fadaises poisseuses, mais ils n’inspireront que mépris et dégoût aux esprits assoiffés de lumière […] ». Pourtant, sous sa forme mélodramatique, l’intrigue de L’Héritier est parfaitement nouvelle. Le roman raconte l’histoire de Louise Breton, jeune femme de trente ans qui a fait le serment de rester célibataire après avoir été abandonnée par son amoureux, Pierre Laurent. Celui-ci, désormais marié, revient vers elle afin de lui demander de concevoir un enfant en secret : son épouse est stérile et il refuse d’adopter. Autrement dit, il demande à Louise d’être mère porteuse. Louise accepte, mais, une fois enceinte, se révolte contre les conditions abusives du projet (aucune rétribution n’est prévue et Pierre souhaite absolument un fils ; si l’enfant à naître est une fille, il en refusera la garde). L’épineuse question de la gestation pour autrui, qui suscite encore aujourd’hui de vifs débats dans les milieux féministes, n’avait jusque-là jamais été abordée dans la fiction au Québec ; Simone Bussières pose un regard audacieux sur une problématique taboue. Se cachent déjà dans son œuvre des questions que la révolution féministe, vingt ans plus tard, posera frontalement : à qui appartient l’enfant ? Qui contrôle la reproduction ? Comment penser la filiation en abolissant l’autorité absolue des pères et en reconnaissant l’autonomie du corps des femmes ? Quelle subjectivité pour les mères ? De quelles manières les femmes peuvent-elles contrôler leur maternité ? À une époque où toute grossesse hors mariage suscite encore le scandale, le désir de Louise Breton de retrouver son enfant, de s’enfuir avec lui et d’exister en dépit du regard désapprobateur de la société place Bussières dans une lignée d’autrices subversives qui contestent les rôles et statuts dévolus aux femmes. Ce livre aujourd’hui oublié porte en lui les germes des bouleversements qui secoueront la fiction des femmes durant la décennie 1970.

Bussières consacre également de nombreuses années de sa vie à l’édition. À la fin des années 1960, elle fonde et dirige Les Presses laurentiennes, maison spécialisée dans les ouvrages jeunesse et les anthologies. Dans la collection « Le choix de… », qui se veut un complément à la collection « Nénuphar » de Fides, Bussières propose à des écrivain·e·s renommé·e·s – ou à un·e proche – de choisir les textes (extraits de roman, nouvelles, poèmes) les plus représentatifs et importants de leur œuvre. Jacques Ferron, Marcel Dubé, Claire Martin, Félix Leclerc, Simone Routier, Rina Lasnier et Félix-Antoine Savard, pour ne nommer qu’eux, se prêteront à l’exercice. Bussières s’affaire également à rééditer et à rendre accessible l’ensemble de l’œuvre d’Adrienne Choquette, romancière et nouvelliste dont l’œuvre aux thématiques féministes a marqué un jalon important dans le développement de la littérature des femmes au Québec. En hommage à son amie disparue en 1973, Bussières crée même en 1980 le prix Adrienne-Choquette (encore aujourd’hui décerné) afin de promouvoir et de dynamiser la nouvelle littéraire.

Dans une société en pleine mutation, celle du Québec des années 1950-1960, Simone Bussières a laissé une marque suffisamment importante pour qu’on reconnaisse en elle une pionnière. Sa trajectoire prolifique fait la somme des nouveaux possibles qui s’ouvrent aux femmes durant ces décennies : dans la fiction comme dans la vie réelle, les bouleversements sociaux, politiques et culturels dont elle est une témoin et une agente privilégiée annoncent la révolution féministe des années 1970. La contribution de Bussières au monde de l’enseignement, aux médias, à la littérature et à l’édition est à la fois discrète et immense. Sans fracas, elle aura participé à transformer le Québec.


[1Sylvie Dufour, « De L’Héritier à La Pyramide des morts. Étude de deux contextes d’écriture chez Simone Bussières », mémoire de maîtrise, Université Laval, 2004, p. 16.

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