Soyez des hommes

No 69 - avril / mai 2017

Regards féministes

Soyez des hommes

Martine Delvaux

En février dernier, un reportage de l’émission Corde sensible de Radio-Canada portant sur les safe spaces (ou « espaces sécuritaires ») et la question de la liberté d’expression au sein de l’université a créé bien des remous. Beaucoup a été dit sur le sujet, mais une question demeure : à qui profite cette défense inconditionnelle de la liberté d’expression ?

Le reportage de la journaliste Marie-Ève Tremblay faisait part d’une expérience menée sur le campus principal de l’UQAM placardé d’affiches annonçant des événements (fictifs) à venir, dont l’un autour de la question suivante : « L’identité et la culture québécoise sont-elles en péril ? Il n’est jamais trop tard pour préserver notre culture, nos valeurs communes. » Quand l’Association facultaire des étudiant·e·s en sciences humaines (AFESH), dont le mandat est féministe, antiraciste, anticolonialiste, anticapitaliste, s’est opposée à la tenue de tels événements, le feu a été mis aux poudres sur la place publique. Terrorisme intellectuel. Musellement de l’université. Mise en péril de la liberté d’expression. Et pourtant…

Microagressions, avertissements préventifs (trigger warnings) et espaces sécuritaires (safe spaces) : ce vocabulaire nouvellement apparu dans le monde universitaire francophone est vilipendé. Accusé de servir une rectitude politique débridée et de faire le jeu de la censure, ce vocabulaire est dénaturé et utilisé aux fins de ce qu’il a pourtant pour but de dénoncer : l’intimidation. Si, au moment où fusent les alternative facts de Donald Trump, la question de la liberté de parole est particulièrement sensible, reste qu’il faut se demander de quelle liberté d’expression il est vraiment question. Qui a véritablement le loisir d’exprimer ses opinions ? Et aux dépends de qui ?

Un rapport aux étudiant.e.s transformé

Les espaces sécuritaires, apparus à la suite des luttes pour les droits civiques aux États-Unis et mis en place entre autres par les femmes par le biais des groupes de conscience féministes, constituent des lieux où les membres qui en font partie sont protégés d’agressions. Ce sont des lieux où on peut se retrouver entre nous, où on sait qu’on sera accueilli, où des individus liés par une expérience commune ou un héritage commun d’oppression s’organisent de manière homogène, horizontale, souveraine dans un environnement où règne la confiance, une compréhension mutuelle et une protection temporaire contre une oppression systémique.

Là où il y a un héritage de subordination, écrivait en 1901 Mary Louise Pratt dans Arts of the Contact Zone, des groupes ont besoin de lieux où guérir et se reconnaître mutuellement, des espaces sécuritaires où construire des interprétations, des savoirs et des exigences partagés envers le monde, qui peuvent ensuite les accompagner dans un retour vers la zone de contact qu’est ce monde.

Au moment de l’écriture de ce texte, Mary Louise Pratt était alors professeure de langue et de littérature dans une université, et ses propos concernaient son milieu de travail, sa salle de classe. Elle réfléchissait à la transformation de cette salle de classe au moment où le corps étudiant lui aussi était en train de changer, où celles et ceux devant qui elle se trouvait dialoguaient avec l’institution universitaire, exigeant d’y appartenir (to belong) et demandant que l’université leur appartienne à elles et eux aussi.

Remise en question du canon, discours sur la diversité et le multiculturalisme, les salles de classe d’aujourd’hui ne sont plus des communautés imaginées comme homogènes, mais des zones de contact. Chaque individu assis dans la classe a une relation particulière, étant donné son histoire personnelle, aux concepts et aux textes étudiés. Le rôle professoral habitué à présenter une vision unifiée du monde par le biais d’un monologue cohérent, vrai pour toutes et tous, devient non seulement impossible mais inimaginable. Les étudiant·e·s ont l’habitude de voir leur culture et leur identité « objectifiées » ; elles et ils traînent avec eux des héritages de gloire, mais aussi de honte, et connaissent par cœur l’ignorance, l’incompréhension et l’hostilité pour en avoir fait mille et une fois l’expérience. Cette communauté diversifiée est ce qui crée une zone de contact dont personne n’est exclu, mais où personne n’est en sécurité.

D’où l’importance, pour Pratt, des espaces sécuritaires qui permettent un retrait, une forme de repos et de reprise de force, avant de retourner dans la zone de contact. Mais espaces sécuritaires et zones de contact ne sont jamais hermétiquement distincts. En usant, aujourd’hui, sur nos campus, de la notion d’espace sécuritaire de façon plus générale, la demande qui est faite à ceux et celles qui parlent est de prendre en compte leur privilège et le risque qu’elles et ils encourent de blesser les individus à qui ils et elles s’adressent. On leur demande de réfléchir au tort qui peut être fait. Quand la liberté d’expression est instrumentalisée pour proférer un discours qui exclue, intimide, caricature, méprise, pour protéger un discours qui relève de la démagogie et de la haine plutôt que du réel échange d’idées, alors, ce n’est plus de la liberté d’expression. C’est la liberté de ceux à qui appartient le pouvoir de parler ; c’est la liberté de ceux qui sont privilégiés.

Les discours dominants n’ont pas à être défendus : ils prennent toute la place. Alors que les discours minoritaires, les discours qui concernent les minorités ou qui veulent les défendre et les représenter, ces discours-là, qui se font (de plus en plus) difficilement une place, doivent, eux, véritablement être « protégés ».

Quand les étudiant·e·s de l’Université Berkeley ont manifesté contre la présence de Milo Yiannopoulos [figure de proue de l’extrême droite américaine, NDLR], non seulement il était invité par de jeunes républicains à qui il devait donner une formation sur la manière d’identifier et de dénoncer des « immigrants illégaux » sur le campus de Berkeley, mais on savait de lui qu’il avait harcelé une blogueuse ; proféré des insultes racistes, sexistes, homophobes, transphobes envers des individus ; usé de symboles antisémites ; joué un rôle dans l’augmentation des crimes contre les juifs aux États-Unis… On savait qu’il avait harcelé gravement une femme trans sur le campus de l’Université de Washington et qu’un de ses sympathisants, sur le même campus, avait tenté d’assassiner un militant antifasciste.

Qui instrumentalise la liberté d’expression ?

On ne s’oppose pas à certains conférenciers sans raison. Les idées sont politiques. Savoir et pouvoir sont inextricablement liés. Penser qu’on peut y échapper, c’est refuser de penser ou c’est protéger la pensée et la parole des plus forts. Je préfère, pour ma part, voir l’université comme un des derniers bastions d’une pensée qui s’oppose à la droite blanche, xénophobe et raciste, néolibérale, sexiste, misogyne, hétérocentriste et cis-sexuelle. Et contre la démagogie, je préférerai toujours le care. Prévenir la blessure plutôt que de risquer de blesser encore plus. Permettre à des étudiant·e·s de se sentir en sécurité plutôt que de défendre une liberté qui ne serait au final que l’expression de mon propre privilège. Car il ne s’agit pas de les surprotéger, il s’agit de reconnaître qu’elles et ils vivent dans un monde qui les a déjà blessés et qui continue de le faire.

Ce ne sont pas les populations déjà fragilisées, minorisées et mises sous silence qui hurlent qu’on attaque la liberté d’expression ! Ce ne sont pas celles et ceux qui n’ont jamais vraiment pu parler qui s’offusquent de la perte de cette liberté, mais bien ceux qui ont qui ont déjà et ont toujours eu le crachoir. eu le crachoir. Disons-le clairement : ceux qui s’opposent le plus fermement aux espaces sécuritaires, ce sont des hommes, ce sont des Blancs. Et ce qui sous-tend leur caricature d’une génération qui demande l’accès à des trigger warnings ou qui souhaite que les campus soient des espaces sécuritaires, c’est une misogynie bien ancrée.

Comparés à de fragiles flocons de neige (snowflakes), les étudiant·e·s sont de part en part infantilisés et féminisés, leurs propos d’emblée dévalués. On leur enjoint de se ressaisir. On leur dit de passer outre leurs expériences privées. On leur commande d’avoir des couilles et d’être plus fort·e·s que ça. En remettant entre les mains (ou les jambes) des hommes (blancs) ce que signifie la liberté de parole ou de pensée, on en revient toujours à des modes de fonctionnement masculins stéréotypés : décrier l’émotion, la sensibilité, la corporéité. Et on refuse de voir dans la vie matérielle l’ancrage possible de la pensée et de la parole politiques.

Je rêve, pour ma part, d’une liberté qui trouve dans les espaces sécuritaires les moyens de son expression. Je rêve d’un monde où on cessera de nous enjoindre à devenir ce que l’on n’est pas et ce que l’on ne veut pas être : ces hommes-là.

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