Chroniques de la morosité

No 69 - avril / mai 2017

La littérature et la vie

Chroniques de la morosité

Jacques Pelletier

Bernard Émond, Camarade, ferme ton poste, Montréal, Lux, 2017.

Serge Bouchard, Les yeux tristes de mon camion, Montréal, Boréal, 2016.

L’époque est sombre, pour ne pas dire lugubre. Elle n’inspire plus guère que des passions tristes. Un philosophe à la mode en annonce même en termes apocalyptiques la décadence fatale, ce qui est peut-être exagéré mais révélateur de l’air du temps. Des recueils de chroniques publiés récemment en sont des échos, sur le mode nostalgique et mélancolique d’une quête du paradis perdu pour certains, sur celui davantage optimiste d’un pari sur l’avenir pour d’autres.

À la recherche du temps perdu

Bernard Émond, dans Camarade, ferme ton poste (Lux, 2017), qui réunit des textes publiés dans la revue Relations ou prononcés lors de colloques ou d’interventions diverses, s’inspire pour l’essentiel de la vision du monde proposée par Pierre Vadeboncoeur dans Les deux royaumes (l’Hexagone, 1978). Dans cet essai pour lui prémonitoire, l’univers contemporain est évoqué comme un « désert moral », abandonné par les Dieux, sans spiritualité, celle-ci étant désormais congédiée par le triomphe du matérialisme, et ce, dans toutes les sphères de l’existence.

Comment vivre dans un monde pareil, sans signification autre qu’immédiate et sans direction qui puisse orienter l’agir ? Émond oppose à ce monde désacralisé le retour aux valeurs traditionnelles de la « sainteté » et de l’« honneur » fondées sur l’« élévation de l’âme » dont il voit des manifestations modernes dans la Résistance française ou dans certaines luttes révolutionnaires en Amérique latine. Mais dans l’ensemble, au-delà de ces exemples qui peuvent susciter l’adhésion, Bernard Émond plaide pour une réhabilitation de l’autorité, et plus particulièrement de celle du passé comme héritage essentiel pour affronter l’avenir. D’où le caractère nostalgique d’une « perte » éprouvée comme une véritable tragédie et qui est au cœur de son œuvre cinématographique comme de sa réflexion : comment retrouver et faire revivre le paradis perdu d’une culture et d’une civilisation larguées au nom du Progrès ?

C’est cette perspective qui sert de fondement à ses analyses et à ses critiques du monde actuel. Il s’en prend ainsi vigoureusement à la publicité et aux médias de masse qui contribuent puissamment à décerveler les citoyen·ne·s, poursuivant la réflexion déjà entamée dans Il y a trop d’images (Lux, 2011). D’où l’injonction aux camarades, comme le veut le titre de l’essai, à fermer leur poste de télé et à ouvrir leurs livres, qui donneraient accès à une compréhension davantage élargie et profonde du monde que sa représentation spectaculaire. Il critique de même énergiquement l’université, éteignoir de passion pour les jeunes qui y perdent tôt leurs illusions au contact de professeur·e·s davantage engagés dans des luttes de reconnaissance que dans des quêtes de vérité. Émond rejette enfin l’idéologie de la défense des droits individuels, devenue au centre du débat politique, y compris dans une gauche devenue moraliste, et qui serait une expression de la victoire incontestée de la société de consommation dans le monde moderne.

À cette dérive, il oppose une fuite par en arrière, sous la forme d’une idéalisation du vieux fonds canadien-français redécouvert à l’occasion de la relecture d’ouvrages sociologiques (de Paul Gérin-Lajoie, d’Horace Miner) consacrés à sa description et des romans régionalistes (de Germaine Guèvremont et de Ringuet notamment). Cela le conduit à reprendre la défense des idées de nation et de culture commune en s’inspirant de George Orwell et Jean-Claude Michéa et de les formuler en des termes que ne renierait pas un Mathieu Bock-Côté, ce qui est pour le moins gênant pour un lecteur de gauche.

Bernard Émond en est bien conscient, qui affirme être « redevenu conservateur » tout en se déclarant « profondément attaché à l’idée de socialisme », posture se réclamant par ailleurs du poids de l’histoire : « Nous sommes, écrit-il, le produit d’une histoire, d’une langue, d’une culture et c’est d’abord à l’intérieur de ce périmètre que s’exerce notre liberté. » Ce qui est très juste, et ayant publié un livre portant le titre Le poids de l’histoire (Nuit blanche éditeur, 1995), je serais bien mal placé pour le contredire. Il faut toutefois préciser que nous nous définissons aussi, et surtout peut-être comme le faisait remarquer Sartre, par ce que nous faisons des déterminations qui s’exercent sur nous et en fonction des possibles qui se déploient devant nous. La catégorie du futur et de l’avenir est aussi cruciale que celle du passé hypostasié par Émond et qui donne un caractère nostalgique et un brin suranné à ses analyses et à ses propositions.

Projection et reconquête de l’Amérique

Les textes réunis par Serge Bouchard dans Les yeux tristes de mon camion (Boréal, 2016) sont également portés par une incontestable nostalgie, teintée de mélancolie. Reconstituer un monde disparu et une « géographie perdue », note-t-il quelque part, c’est « ma folie à moi ».

Cette tentative emprunte pour l’essentiel la voie du souvenir et du conte, modulée par la voix grave, à la fois bourrue et lyrique, qui se fait entendre dans les récits oraux de Bouchard, entendus à la radio, aussi bien que dans ses témoignages écrits. La dimension mélancolique apparaît particulièrement présente dans les textes plus personnels et autobiographiques consacrés à l’enfance et à la jeunesse : l’évocation de l’est de Montréal et plus spécifiquement de Pointe-aux-Trembles ; la description du Mont-Saint-Louis, collège qui se distingue par sa modernité et son ouverture de ses équivalents durant la Grande Noirceur ; les voyages fantasques en Californie au temps des hippies. Cette mélancolie demeure, mais comme une toile de fond, dans la reconstitution des univers sociaux des explorateurs et aventuriers canadiens-français du 19e siècle se lançant à l’exploration de l’Amérique, et des Indiens, dépossédés, traqués, décimés, rappel qui prend une dimension plus prophétique.

Le tremblé de l’émotion se fait donc surtout sentir dans l’évocation de l’univers familial au bout de l’île, dans un milieu modeste et chaleureux malgré l’environnement glauque des puits de pétrole qui défigurent le paysage et la présence d’un fleuve pollué, véritable égout à ciel ouvert qui illustre dramatiquement la dépossession d’un territoire qui demeure à reconquérir : « Avoir accès au fleuve, pour l’aimer et bien le fréquenter, note Bouchard, c’est l’équivalent d’une déclaration d’indépendance. » Projet qui, dans cette optique, est davantage tourné vers le futur qu’inspiré par un simple désir de durer.

Le roman familial, qui comprend également une recréation des figures parentales de la tribu des Bouchard, proches et lointains, ouvre ainsi sur l’avenir. Il ne s’agit pas seulement de réécrire le passé, des anciens Canadiens et des Amérindiens, qui ont survécu malgré tout, bien que cela soit nécessaire, mais de faire voir comment il témoigne d’une dimension de l’existence collective qui peut et doit être réactivée, la conquête française de l’Amérique pour les uns, la réappropriation de leurs territoires et de la terre-mère pour les autres. Bouchard reprend ainsi, de manière condensée, le portrait des personnages hauts en couleurs déjà dressé dans Ils ont couru l’Amérique (Lux éditeur, 2014) et évoque quelques figures remarquables d’Amérindiens : Mahigan Attick, Geronimo, Sitting Bull, fiers représentants d’un monde qu’il contribue à faire revivre et à libérer par ses écrits et ses interventions orales.

L’image du Canada français qui se profile dans son livre est très différente de celle proposée par Bernard Émond. L’univers social privilégié, ce n’est pas le monde rural et paroissial traditionnel et tricoté serré, doté d’une culture homogène, conçu comme un patrimoine à conserver et à célébrer, mais celui des grands espaces, des territoires à arpenter et à conquérir, et à protéger bien sûr des assauts parfois mortifères du Progrès. D’où l’aspect plus revendicateur de ses chroniques.

La mélancolie, inévitable lorsque l’on songe à ce qui a été perdu, comporte aussi un pari, celui d’une reprise de l’héritage par les générations nouvelles qui sauront annuler pas leurs luttes les défaites de naguère et construire un avenir à la hauteur des espérances déçues.

C’est la dimension prophétique d’un essai qui, autrement, s’enliserait comme celui d’Émond dans les regrets et le sentiment que tout est perdu et pour ainsi dire à peu près irrécupérable, ce que son éditeur, Mark Fortier, appelle gentiment une « espérance sans optimisme ».

C’est une visée qui apparaît bien timide dans un moment où il est devenu plus urgent que jamais de rebondir et de repartir à l’assaut du ciel, comme l’a bien compris la jeune génération qui fait aujourd’hui son entrée sur la scène politique, reprenant et relançant à sa manière la longue lutte du peuple québécois vers son émancipation complète des servitudes anciennes et actuelles.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème