Les 40 ans de la loi 101

No 69 - avril / mai 2017

Retour sur une avancée populaire et démocratique

Les 40 ans de la loi 101

Mémoire des luttes

Philippe Boudreau

L’histoire officielle a tendance à attribuer la paternité de la Charte de la langue française au seul Parti québécois. Or, elle découle en réalité d’importantes mobilisations sociales, parmi lesquelles figure avantageusement l’action déterminée du mouvement syndical et du mouvement étudiant. On l’oublie parfois, mais ces mobilisations s’enracinent dans une longue trajectoire populaire de résistance à l’oppression nationale.

S’il y a eu au Québec, depuis plus de 100 ans, une imbrication évidente entre question sociale et question nationale, les mouvements populaires n’y sont pas étrangers. Dès le début du 20esiècle, le mouvement ouvrier formule des revendications à caractère nationalitaire intimement liées à l’émancipation des salarié·e·s et de leur famille. C’est le cas notamment du Conseil des métiers et du travail de Montréal, qui presse les pouvoirs publics, pendant des décennies, de répondre aux demandes de la classe ouvrière francophone. Les syndicats du CMTM réclament la gratuité scolaire au primaire et au secondaire, l’instruction publique obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans, l’accès à des manuels scolaires à faible coût (voire gratuits) et un contrôle démocratique du système scolaire par la population.

Il faut se rappeler qu’au Canada, l’économie capitaliste carbure à l’oppression des peuples conquis. La bourgeoisie canadienne doit sa position privilégiée à sa capacité historique d’exercer une mainmise sur le territoire, les ressources et l’État central en subjuguant les nations minoritaires, qui n’ont pourtant cessé de résister. En sciences sociales, plusieurs études publiées après la Seconde Guerre mondiale montrent qu’au Canada, l’appartenance à telle ou telle classe sociale (ou fraction de classe) coïncide dans une certaine mesure avec l’identité ethnique ou nationale. Les lois et les institutions ont tendance à assurer la reproduction de cette structure sociale inégalitaire, particulièrement discriminatoire à l’égard des Autochtones, des francophones et des personnes issues de l’immigration.

Lorsque débute la Révolution tranquille, l’éveil politique autour du caractère national (et social) de l’oppression connaît un développement fulgurant au Québec ; c’est l’éclosion du néonationalisme québécois, porteur d’un projet modernisateur et inclusif, qui place au centre de sa raison d’être l’émancipation nationale certes, mais aussi une certaine idée de la justice sociale, articulée au développement des fonctions de l’État québécois. C’est dans ce contexte qu’il faut envisager les revendications linguistiques si l’on veut en saisir la portée.

Luttes syndicales et étudiantes

Dans les années 1960, c’est surtout par le biais de la dimension « politiques linguistiques » de l’oppression nationale que la classe ouvrière embrasse le néonationalisme québécois. Le français comme langue de travail dans l’entreprise est au cœur des préoccupations. À partir de 1962, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) exige l’adoption par le gouvernement du Québec d’une loi obligeant les employeurs à faire du français la langue des négociations collectives. En 1966, Louis Laberge, alors président de la FTQ, affirme « qu’au Québec, comme dans tous les pays civilisés, la langue de travail doit être celle des travailleurs plutôt que celle du patronat [1] ». En 1968, le congrès de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) prend position en faveur de la langue française comme langue de travail officielle au Québec.

Le récit technocratique relatif à la Révolution tranquille et à la montée en puissance du Parti québécois conduit parfois à négliger le rôle crucial joué par la gauche et les mouvements sociaux dans l’évolution des politiques linguistiques. De fait, d’importantes luttes ouvrières placent la langue au cœur de l’actualité sociopolitique jusqu’au début des années 1970. Des conflits très durs prennent forme, cristallisant les antagonismes vécus sur le terrain nationalitaire. Ainsi, à Sainte-Thérèse, les 2300 travailleurs de la General Motors font grève durant trois mois pour demander entre autres que le français soit la langue de travail dans l’usine. Le mépris patronal pour la langue française s’exprime principalement dans les entreprises multinationales établies au Québec, notamment à la Firestone (Joliette), où un conflit de travail majeur se déploie autour d’enjeux similaires en 1973.

En parallèle, d’importantes luttes citoyennes prennent forme dont il ne faut pas oblitérer le caractère identitaire. L’opération McGill français, en 1969, en est un exemple [2]. Cette mobilisation est intimement liée à l’expression populaire d’une volonté d’avoir accès à l’éducation supérieure en français, par la création d’une seconde université francophone à Montréal. Aux yeux d’éléments combatifs du mouvement étudiant et de divers secteurs de la gauche, « McGill doit se mettre au service de la collectivité québécoise, sortir du giron de la haute finance, devenir français [3] ».

Les lois linguistiques

En 1969, la FTQ, opposée jusque-là à l’unilinguisme francophone officiel, entreprend un virage dans ce dossier après un congrès très polarisé où la direction de la centrale est contestée durement par sa base, mobilisée autour de revendications combatives. Ce virage en faveur de l’unilinguisme amène alors la FTQ à se joindre à la CSN et à la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) pour dénoncer le projet de loi 63 introduit par le gouvernement de l’Union nationale qui consacre la liberté de choix des parents en matière de langue d’enseignement et ouvre la porte à l’anglicisation des immigrant·e·s.

À cette époque, la CSN est soumise elle aussi aux pressions qui grandissent dans ses unités constituantes pour une action politique à la fois nationaliste et de gauche. En octobre 1969, la centrale se prononce pour l’unilinguisme français au Québec à tous les niveaux ; elle en profite pour adhérer au Front Québec français, une coalition « désireuse de mettre fin au libre choix de la langue d’enseignement et de proclamer l’unilinguisme français au Québec [4] ».

Il faut dire qu’à cette date, l’opposition à la loi 63 donne lieu à plusieurs impressionnantes manifestations, dont certaines réunissant quelques dizaines de milliers de personnes, souvent issues du mouvement étudiant, des rangs syndicaux, des organisations de gauche et des milieux nationalistes. L’historien Pierre Bélanger insiste sur le rôle joué à Montréal par les élèves du secondaire et leurs parents contre cette loi aliénante, symbole de la posture accommodante du gouvernement unioniste à l’égard des dominants : « Pour de nombreux et nombreuses francophones du Québec, le Bill 63 constitue un véritable affront à l’ensemble de la majorité francophone qui craint, à long terme, l’assimilation au secteur anglophone, puisque cette minorité est largement représentée dans les institutions économiques du Québec [5]. »

Vers la loi 101

Les élections provinciales d’avril 1970 mettront fin à tout jamais au règne de l’Union nationale, sérieusement mise à mal par son inaptitude à gérer les enjeux linguistiques notamment. Les centrales syndicales contribuent en 1971 à la fondation du Mouvement Québec français. Au fil de ces années, les positions syndicales sont de plus en plus influencées par les analyses ambiantes relatives à la question nationale. Selon Ralph P. Guntzel, cette évolution s’inscrit typiquement dans l’expression d’une volonté de lutter contre les formes historiques d’oppression des travailleurs·euses francophones [6].

En 1974, la CEQ dénonce le projet de loi 22 du gouvernement libéral, jugeant qu’il s’agit là d’une nouvelle forme d’ouverture à l’anglicisation. Le projet de loi prévoit la possibilité pour tout enfant de fréquenter l’école anglaise dans la mesure où il démontre une connaissance suffisante de cette langue. Les centrales syndicales exigent alors des mesures beaucoup plus vigoureuses allant dans le sens de l’unilinguisme français. Bien que la loi 22 ne donne pas lieu à d’aussi spectaculaires actions que celles visant la loi 63, le niveau de mobilisation sur cet enjeu reste significatif.

Si le gouvernement péquiste est en mesure d’adopter la loi 101 en 1977, c’est parce qu’il peut s’appuyer sur une longue trajectoire de résistance à l’anglicisation de la société québécoise. Alors qu’on souligne cette année le 40e anniversaire de la Charte de la langue française, il est important de se rappeler qu’elle n’est pas la propriété du Parti québécois. Et que si son adoption a été rendue possible, ce n’est pas – tant s’en faut – grâce au génie ou aux remarquables efforts d’une élite politico-technocratique.


[1François Cyr et Rémi Roy, Éléments d’histoire de la FTQ, Laval, Éditons Albert Saint-Martin, 1981, p. 103.

[2Lire Gilles Dostaler, « Souvenirs de l’opération », À bâbord !, no 32, décembre 2009 – janvier 2010. Disponible en ligne : www.ababord.org/Souvenirs-de-l-operation. NDLR

[3Lysiane Gagnon, « Brève histoire du mouvement étudiant », citée dans Pierre Bélanger, Le mouvement étudiant québécois : son passé, ses revendications et ses luttes, ANEQ, 1984, p. 49-50.

[4Jacques Rouillard, L’expérience syndicale au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2008, p.153-154.

[5Pierre Bélanger, Le mouvement étudiant québécois : son passé, ses revendications et ses luttes, op. cit., p. 51.

[6Ralph P. Guntzel, « Rapprocher les lieux de pouvoir : The Québec Labour Movement and Québec Sovereigntism, 1960-2000 », Labour/Le travail, no 46, 2000, p. 374-377.

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